“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
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Plusieurs thèses de doctorat restent à écrire sur Vine et les vineurs. La preuve, c’est que vous ne savez même pas ce que c’est, même si l’on vous en a déjà parlé. Si vous savez, sautez les deux paragraphes qui suivent.
Essayons de faire court, presqu’aussi court qu’un vine. On désigne sous ce nom des vidéos d’une durée de six secondes qui jouent en boucle, enregistrées et postées par qui veut (des “vineurs”) au moyen d’un smartphone. C’est aussi le nom de l’application de partage social qui permet de le faire, et qui dépend de Twitter.
On trouve sur Vine les mêmes joyeusetés que sur les autres réseaux (prêches, propagande, tutos vendus aux marques, etc.) mais la contrainte formelle des six secondes en a fait l’appli de prédilection des comiques stand-up en herbe. Instagram, à côté, avec ses vidéos pimpées de quinze secondes, a l’air taillé pour le doc et la fiction d’auteur… En six secondes, seuls ou à plusieurs, acteurs et réalisateurs à la fois, les vineurs peuvent aligner six ou huit plans. Situation, obstacle, renversement, dénouement. Rythme de mitrailleuse, retour au burlesque du cinéma primitif. La plupart des vineurs sont des garçons, âgés de 15 à 30 ans, et en France, si l’on en juge par les pseudos de certains (Le Sénégalais, Un Nouar, Marookino, …), le réseau véhicule une formidable “critique postcoloniale” informelle – on en reparlera. On trouve aussi des filles parmi les vineurs, mais sur les cinquante comptes français les plus consultés, elles ne seraient que cinq.
Ou pas, car Miss Serbia, par exemple, avec ses 59 000 followers et des brouettes, n’apparaît bizarrement pas dans le classement qu’on vient de citer. Comme nombre de ses pairs, cette jeune femme de 19 ans est multi-support : YouTube, Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat. Sur le Tube, ses sketches sont un peu différents : le temps étant plus long, elle laisse volontiers la place aux mots, se montre en affabulatrice. Plaisir de délirer, de se “faire des films” ou d’en faire aux autres, comme dans cette méthode pour ne pas rendre un devoir à sa prof (1) :
Sur Vine, Miss Serbia, aussi connue sous le nom de Sam Radoss, se dédouble plus facilement (et plus vite). Elle interprète son mec, sa mère, sa bonne copine, la connasse de service, etc. Il n’y a guère que le chien qui n’y passe pas. Le discours est forcément plus bref, et c’est le jeu avec les niveaux de langue, les accents, l’invention langagière qui permet cette fois de donner chair à la fiction. Même si l’on peut établir une typologie du rire sur Vine, même si les gags circulent d’un vineur à l’autre, disons que ce qui caractérise l’humour de Miss Serbia en propre, c’est le stade du miroir : à quoi est-ce que je ressemble ?
Et d’ailleurs, formellement, ses entrées de champ se font depuis peu par un arrachement au miroir, à la surface de l’écran, puisqu’elle se décolle littéralement de la caméra pour apparaître, ou y replonge en faisant semblant de donner des coups de tête à l’objectif… Ainsi dans ce vine qui se moque de l’usage déréalisant de Snapchat (si vous ne savez pas ce que c’est, attendez l’épisode 363 de cette chronique) :
Dans le genre “critique médiatique”, la téléréalité et ses normes sexistes passe aussi à la moulinette hilarante de Miss Serbia (elle filme son écran de télé en déformant la tête des candidats) mais le fond de son humour reste, comme souvent chez les vineurs filles – mais aussi un peu les garçons – la question du “genre” et de sa mise en scène : c’est quoi se comporter comme une fille, comme un mec, et comment se jouer du gène culturel de la féminité.
Si elle s’amuse, comme la plupart de ses consœurs, à dévoiler ce que la société demande aux femmes d’occulter (elles pètent, rotent, font des commentaires sur le “boule” des mecs), Miss Serbia est en revanche une des rares sur Vine qui s’amuse à imiter les garçons (avec juste un bonnet ou une casquette). Et le fait de pouvoir tout imiter, précisément, de modifier son regard, sa moue, etc. à volonté, semble lui prouver la plasticité de l’identité humaine. Le rire vient toujours ici d’un décollement critique : quand on s’aperçoit que ce qu’on croyait naturel, inévitable, est en réalité partiellement fabriqué. Miss Serbia adore du coup analyser le désir, la jalousie, le dégoût, et leurs contradictions. Admirons les changements à vue d’expression dans Moi quand jvois un bg [beau gosse], où elle joue à la fois l’émotion ressentie par le personnage, et sa dissimulation :
Ses fans lui sont reconnaissants au sens littéral : ils commentent souvent d’un “c trop nous” ou “cmoi”, découvrant la part maudite de leur comportement, se voyant comme dans un miroir non pas déformant mais reformant, recomposant ce qui semblait épars. Evidemment, cette ironie envers l’identité est aussi une façon d’assumer “ce qu’on est” : il s’agit moins de se changer que de prendre un peu distance vis-à-vis de soi, d’en sourire un minimum. Cette ambiguïté entre fierté et dérision se trouve exemplifiée dans le pseudonyme de Sam Radoss, “Miss Serbia”, qu’elle explique et commente dans un de ses vines en forme de point d’interrogation :
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