Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Service de chirurgie non littéraire
Le Dr. B aux Drs. P et R.
Mes chères consœurs,
C’est depuis mon lit de convalescence, au fond duquel je n’ai pas abandonné toutes mes velléités de praticienne littéraire, que je vous écris ce jour pour vous faire part d’une découverte fortuite qui, peut-être, pourrait nous permettre de mettre un terme à l’une des plus grandes énigmes sanitaires de notre temps. Il s’agit donc moins d’une réelle ordonnance que d’une proposition d’évaluation diagnostique.
Je devisais récemment avec Mme U., ma voisine de chambre, qui, à 85 ans, prend sa chirurgienne pour une infirmière. Nous étions d’accord pour déplorer les conditions exécrables dans lesquelles nos collègues traitant.e.s et soignant.e.s de la médecine temporelle publique exercent, qui ne sont néanmoins visiblement pas assez dramatiques pour mériter financement exceptionnel ou intérêt de philanthropes bienfaiteurs (eût-il encore fallu que les hôpitaux fussent portés par des charpentes en chênes centenaires ?) Que font-ils de leur journée, il est vrai, à part contribuer à sauver des vies ? Notre discussion fut interrompue par l’arrivée du repas de midi, attendu par les convalescents comme la pénitence est attendue par le cardinal Baratin.
Mme U. et moi-même avions cessé de palabrer car les suites traumatiques me rendaient très difficile la concentration sur toute activité qui en nécessitait, même à dose infime ; or, le plateau qu’on venait de me déposer présentait un obstacle. De taille, l’obstacle : un demi-pamplemousse rose. La question n’étant pas de savoir s’il fallait le consommer en entrée ou en dessert (il y a des débats trop houleux pour qu’y montrer un peu de courage ne soit pas pure folie et vous, vous en pensez quoi de la pizza hawaïenne ?) mais plutôt la suivante : comment couper la demi-sphère lorsque l’on n’a plus ni force, ni faculté de préhension, ni capacité d’organisation stratégique, sans, en plus, risquer l’aveuglement définitif par projections involontaires ? J’en étais donc à me demander si le comité qui décidait des menus à l’hôpital était composé de sadiques redoutables ou de purs génies qui auraient vu dans le gros agrume le meilleur outil de rééducation physique et cognitive possible quand Mme U., qui n’était pas du genre à s’embarrasser de ce genre d’atermoiements, m’affirma que ces pamplemousses-là ne valaient pas les pomelos de Corse, ça, c’est sûr, parce que « chez elle », en Corse, tout était meilleur, même la littérature. C’est à ce moment, et j’en viens donc à l’objet de ma missive, qu’elle me conseilla la lecture de Mollusque, de Cécilia Castelli (Le Serpent à Plumes).
Ayant retrouvé certaines de mes facultés, je me suis immédiatement procurée la pharmacopée et en ai attentivement étudié les principes actifs. Le composé principal en est le suivant : un dénommé Gérard, la cinquantaine, voit son meilleur ami Patrice, avec qui il fréquente assidûment un restaurant de bord de mer dans lequel ils engouffrent des quantités tout à fait déraisonnables de fruits de mer et de sauternes pour des sommes étonnamment dérisoires, se changer en bigorneau. Vous comprendrez, mes chères camarades d’agapes iodées, ce qui a d’abord retenu ici mon attention, même convalescente. De grands pharmaciens ont par le passé proposé des traitements similaires à base de métamorphoses (le héros de notre composé dit d’ailleurs « il n’y a que dans les livres que ça arrive » (La Métamorphose) et j’ai immédiatement pensé à celui de Franz Kafka.
Ici, point de Gregor Samsa qui se réveille un matin « changé en un insecte monstrueux ». La métamorphose de Patrice, même si elle est annoncée d’emblée et déclenche la narration, n’intervient qu’à la fin du traitement et marque le terme d’un long processus laissant Gérard, l’ami-narrateur, totalement désemparé. Gérard, donc, est persuadé que son Patrice, qu’il raconte d’emblée avoir « jeté à la mer », est la première victime d’une vaste épidémie et que « la terre entière se transforme en mollusque ». La transformation est d’abord une « révolution » personnelle puisque Patrice, un homme plutôt élégant et raffiné qui aime à faire ripailles dans un chic restaurant de fruits de mer avec vue panoramique, adopte du jour au lendemain un régime « quinoa-eau-rondelle de citron », passe son temps libre entre karaoké et plage à faire bronzette et à s’ébrouer dans la mer, mer que Gérard, lui, a en horreur depuis un traumatisme d’enfance qui fut son « grand plongeon vers les emmerdes ». En résumé, le symptôme principal de cette « mollusquification » est un « profond déficit cérébral. Adieu neurones et compagnie ».
Cette « gastéropathie qui atteint le cerveau » ne provoque pas de souffrances majeures chez le patient atteint qui semble vivre « ses derniers instants […] en nageant dans le bonheur », à condition néanmoins de procurer au malade un environnement adapté, c’est-à-dire de le lâcher dans la mer.
C’est sur ce constat que m’est revenu en mémoire le cas dramatique d’un patient reçu il y a trois ans par le Dr. P., à savoir Donald Trump, les très étatsunien président du monde libre. De toute évidence, non seulement il a mal répondu au traitement alors prescrit, mais son cas semble avoir dramatiquement empiré. N’est-il pas impossible qu’il souffre d’une forme particulièrement virulente de « gastérophobie » avec atteinte cérébrale majeure ? Le composé chimique susmentionné présente le cas d’une perte progressive de dents, inutiles chez les bigorneaux. Les difficultés d’élocution chez le patient Trump pourraient, elles, être la conséquence d’une déformation buccale ostensible qui tend vers la bouche de mollusque. L’appendice capillaire doré qui orne son front protubérant est peut-être le signe d’une calcification de la kératine formant progressivement une carapace. Les innombrables conduites imprévisibles, impulsives et inconséquentes, du mot laissé dans le livre d’or de Yad Vashem aux conseils avisés donnés aux pompiers de Paris en passant par la diffusion de propos racistes ou sexistes à échelle mondiale, témoignent d’une nécrose neuronale très avancée. Enfin, l’imbécilité heureuse et l’assurance avec lesquelles le patient s’exprime trop régulièrement me semblent être le signe indiscutable d’une anosognosie caractéristique car « la vie s’accroche toujours avant de réaliser l’intensité du problème ».
Sous réserve d’investigations plus avancées, je suggère donc que nous nous trouvons face un cas notable de mollusquification. Ne restent à mon sens que deux options thérapeutiques : relâcher le patient dans la mer, avec un risque majeur de pollution océanique, ou la cuisson à vif, avec un risque de résistance car il n’est « pas facile de crever, même quand tout va mal ».
Je n’exclus cependant pas une erreur diagnostic du fait de la complexité du cas qui nécessitera, peut-être, un autre traitement surréaliste.
Bien mollusquement et à très vite dans nos locaux,
Dr. B
Ordonnances littéraires
Cécilia Castelli, Mollusque, Le Serpent à plumes, 2019.
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