Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
En relisant L’Assommoir, on s’émerveille de tous les commerces qu’on trouvait à l’époque à la Goutte-d’Or. C’était avant la désindustrialisation du quartier, à l’époque où les gens vivaient et travaillaient sur place, dans les fonderies, chez Pauwels ou chez Cavé.
Désormais, les clients viennent de loin, de banlieue, parfois de l’étranger pour trouver produits africains et étoffes. Les commerces du quartier ont connu ces dernières décennies une uniformisation qui semble montrer aujourd’hui ses limites, témoins cette rue Myrha où une cave à vin, une toute nouvelle librairie et un restaurant végan détonnent parmi les librairies coraniques et tous ces petits cafés maghrébins où la télé hurle à chaque but de l’Étoile du Sahel ou de la Jeunesse Sportive de Kabylie.
Pour autant, boutiques de téléphonie, laveries automatiques et tailleurs africains règnent encore en maîtres. Devant tant de kebabs, on se prend à rêver du Veau-à-Deux-Têtes de L’Assommoir, de son Moulin-d’Argent et la fameuse gibelotte de lapin du mariage de Coupeau et Gervaise, et même de Chez François, le marchand de vin où Lantier avale un veau à l’oseille. Un bar à vin, il y en avait un rue Affre : le Tout Monde. Il a mis la clé sous la porte il y a quelques mois. Dans la même rue, la pizzeria Bella Donna aussi a fermé, et l’éphémère restaurant de sushis a été remplacé par le Soleil d’Oran, un autre café.
À la Goutte-d’Or, l’amateur de côtes de porc doit courir au marché de l’Olive. Le long de la rue des Poissonniers, cet ancien chemin de marée par où l’on acheminait vers les Halles la pêche de la mer du Nord depuis le XIIIe siècle, on trouve du tilapia et du capitaine dans les seize poissonneries africaines (je connais quelqu’un qui les a comptées), et ces machoirons fumés que les mamas vendent à la sauvette au coin de la rue de Panama. Pour une douzaine d’huîtres ou un tourteau, il faut attendre le marché de La Chapelle, les mercredis et samedis matin, ou s’exiler à Montmartre.
Tous les manques ne pèsent pas de la même façon. Ainsi, la Goutte-d’Or ne compte pas non plus la moindre banque. Les rares distributeurs se répartissent à ses marges, rue Marx Dormoy ou boulevard Barbès. Dans une pâtisserie orientale de la rue Charbonnière où l’on ne veut pas de ma carte bleue, un ami m’explique avec une pointe de fierté dans la voix : « tu comprends, ici c’est un quartier où on paye en liquide ». Même mon docteur, rue Polonceau, ne veut pas de ma carte de crédit !
Ce n’est pas anodin, il faut y voir un trait d’identité fort. Il faut comprendre : ici, c’est un quartier où les gens ont souvent toute leur fortune dans leur poche, en petite monnaie ; ici, les interdits bancaires sont nombreux, qui cachent leurs économies sous leur matelas ; ici, beaucoup d’étrangers n’ont pas les papiers nécessaires pour ouvrir un compte ; probablement aussi que cet argent-là n’est pas toujours bien propre…
Sans doute faut-il comprendre aussi qu’ici, on n’aime pas beaucoup les banquiers, pas plus que les policiers (des commissariats, il y en a, par contre : le commissariat historique de la rue Doudeauville est devenu une antenne administrative mais on en a ouvert un autre, rue de la Goutte-d’Or, sur l’emplacement d’une animalerie, ça ne s’invente pas ; quant au poste de la rue Fleury, qui occupait le rez-de-chaussée d’un hôtel de passe, il a été remplacé par une bibliothèque : c’est bon signe…).
La Goutte-d’Or pense-t-elle avec Bertolt Brecht qu’il est plus moral de piller une banque que de la fonder ? On se plaît à penser le quartier de Louise Michel et d’Eugène Pottier révolutionnaire et anticapitaliste ; il n’est sans doute que pauvre… Sur le mur de la BNP-Paribas de Barbès, qui occupe un des anciens bâtiments des grands magasins Dufayel, le Palais de la Nouveauté, un tag rassure : « brûlez les banques ! ». À l’entrée principale, rue de Clignancourt, une fresque sculptée célèbre au contraire « le Progrès entrainant dans sa course le Commerce et l’Industrie ». Il est vrai qu’on est déjà dans un autre quartier…
Dire qu’à une époque une bonne partie de l’actuelle rue Doudeauville appartenait à la princesse de la Moskowa, fille du banquier Laffitte ! La dernière banque qu’on a vue à la Goutte-d’Or, ce fut au coin des rues Stephenson et Lépine, à la place du marchand de peintures Simon, mais ce n’était qu’un décor de cinéma pour L’Ennemi public n° 1, de Jean-François Richet (2008). En Jacques Mesrine-Vincent Cassel la braquait. Tout est dit…
La Goutte-d’Or est un quartier en manque. Habitants en manque d’argent, quartier en manque de commerces. Drogués en manque autour de Lariboisière ou à Château Rouge. La pénurie s’inscrit dans le bâti même : ces terrains vagues qui affichent à chaque coin de rue ce que le quartier a été et n’est plus, souvenirs d’époques plus fastes envahis d’herbes folles, de vieux immeubles insalubres détruits, jamais remplacés. Au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard Barbès, des poules accueillent les visiteurs sur la grande friche du projet abandonné de Centre culturel de l’Islam…
La Goutte-d’Or n’est pas seulement ce qu’elle est. Elle est aussi ce qu’elle n’est plus et ce qu’elle a été. Passé et présent en surimpression, une présence constellée d’absences, comme ces petites places triangulaires de la rue de la Goutte-d’Or où les bâtiments d’angle caractéristiques du quartier ont été détruits : les proues de navires échoués qui s’enfoncent lentement sous la ville.
Sous la Goutte-d’Or béent encore les anciennes carrières de plâtre, comme un gouffre symbolique que chacun s’efforce au quotidien de combler.
Sébastien Rutés
(No-)go zone
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