“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Peut-être avez-vous réfléchi à nos énigmes de pirates ; voyons ce que cela donne, on ramasse les copies. Nous rappelons d’abord les règles édictées par le cruel Barbe-Noire : le plus âgé des pirates, Alain, propose une répartition du butin qui doit être adoptée par au moins la moitié des voix (incluant la sienne) ; si elle est rejetée il est jeté aux requins, le suivant, Bernard, tente sa chance, et ainsi de suite jusqu’à Étienne si nécessaire. De plus si, à l’issue de ce processus, un pirate possède plus que chacun des autres survivants, il passera à la planche. Un pirate rationnel préfèrera un doublon de plus à la mort (ou à la dégustation par le Grand Cric) d’un de ses camarades, mais sera ravi de provoquer l’une ou l’autre si cela ne lui coûte rien. Enfin, le Grand Cric est à l’affut de celui qui manquera à ses obligations, en particulier de rationalité, telles que fixées par Barbe-Noire.
Dans une première version de l’histoire, suite à une question de Daniel, Barbe-Noire a ajouté ceci : « En cas de doute, dites non ! ». Dans la deuxième : « « Si ta part finale est moindre qu’une proposition que l’on t’a faite et que tu as rejetée, le Grand Cric sera lâché sur toi ! ». Nous voulons savoir ce qui se passera dans chacun de ces deux scénarios, mais avant tout on peut se demander pourquoi Daniel a eu besoin de poser sa question.
Notons en premier lieu que, dans tous les cas, aucun pirate ne pourra recevoir impunément plus de 500 doublons, sauf s’il est seul à bord : en effet, à partir de 501 doublons, il recevrait nécessairement plus que chacun des autres survivants, et finirait aux requins.
Ceci établi, nous pouvons commencer d’appliquer la même méthode que dans la chronique précédente : considérons les décisions rationnelles à prendre par chaque pirate du plus jeune au plus âgé, en supposant que tous ses aînés ont péri.
Étienne, seul sur le bateau, pourrait s’allouer les 1000 doublons sans états d’âme (quoique… nous y reviendrons). Daniel, restant seul avec Étienne, ne pourrait pas en faire autant : pour éviter un sort funeste il serait forcé de proposer un partage équitable – 500 doublons chacun – qu’Étienne refuserait sans doute mais qui serait appliqué tout de même, puisqu’il possède la moitié des deux voix. En revanche, si Charles était seul sur le bateau avec Daniel et Étienne, que pourrait-il donc leur proposer ? Malheureusement rien du tout, même en renonçant à sa part ; il ne pourrait pas proposer plus de 500 doublons à l’un d’entre eux (ce dernier refuserait de recevoir trop au péril de sa vie), et les deux gredins seront plus qu’heureux de l’envoyer à la planche pour le même prix. Exit donc Charles.
Sauf que, et heureusement pour Charles, Bernard passe avant. Que doit faire ce dernier ? Il lui faut la voix d’un de ses compagnons ; or il sait que la voix de Charles lui est assurée avec certitude, car si Bernard passe à la planche Charles l’y suivra nécessairement. Malheureusement, Bernard ne peut pas garder plus de 500 doublons pour lui ; pour éviter le plouf final il lui faut distribuer la même somme à l’un de ses compagnons. Il est en revanche libre de choisir comme il l’entend le bénéficiaire de sa générosité forcée : de toute façon sa proposition sera acceptée au moins avec sa voix et celle de Charles, dont c’est l’unique chance de survie.
C’est ici qu’intervient le doute qui a conduit Daniel à interroger Barbe-Noire : Bernard dispose non pas d’une seule, mais de trois solutions rationnelles équivalentes (pour lui). Gardant 500 doublons pour lui, il peut en donner 500 à Charles, ou à Daniel, ou à Étienne.
Or Alain est le premier à parler – il a besoin de s’assurer deux voix en plus de la sienne – mais Charles, Daniel et Étienne auront un problème pour décider d’accepter ou non la proposition qu’il fera ; en effet ils ne peuvent pas être certains de ce qui se passerait s’ils la rejetaient : chacun d’entre eux peut espérer 500 doublons de Bernard, mais peut tout autant ne rien recevoir.
Nous en arrivons au point où les deux versions de l’histoire divergent. Dans la première, Barbe-Noire a indiqué que si l’on ne sait pas s’il faut accepter une proposition ou non, l’option est de la refuser (pour le plaisir de voir son aîné jeté aux requins). Dans ce cas, quelle que soit la proposition d’Alain, elle sera rejetée au moins par Charles, Daniel et Étienne, car chacun de ces derniers pourrait obtenir entre zéro et 500 doublons de Bernard et ne sait donc pas si la proposition d’Alain est meilleure. Dans ce cas, Alain passera à la planche quoiqu’il propose (RIP) ; Bernard proposera et obtiendra 500 doublons pour lui, et distribuera la même somme à l’un de ses camarades – impossible de savoir lequel.
L’autre version de cette légende est intéressante. Barbe-Noire y spécifie que si la part finale d’un pirate est inférieure à une proposition antérieure qu’il a rejetée, il est bon pour le Grand Cric.
Dans ce cas, Alain peut s’en sortir avec les honneurs. La voix de Bernard lui est interdite de toute façon, donc autant ne rien lui donner. Il doit se réserver 499 doublons, donner la même somme à l’un de ses autres camarades (par exemple Charles), et un doublon à chacun des deux autres.
Charles, Daniel et Étienne seront bien forcés d’accepter cette proposition ; car s’il la refusaient et envoyaient Alain aux requins, laissant Bernard aux commandes, deux d’entre eux se retrouveraient finalement sans rien après avoir refusé quelque chose, proies rêvées du Grand Cric…
On pourrait inventer encore bien d’autres variantes de cette énigme pour la rendre plus intéressante encore (ou tout au moins plus violente, ce qui par les temps qui courent semble revenir au même). Peut-on par exemple imaginer une version de l’histoire dans laquelle le Grand Cric s’en paie une tranche ? Ou une dans laquelle tout le monde meurt ?
Ah oui, j’y reviens pour finir : seul sur le bateau, Étienne pourrait s’allouer les 1000 doublons. Est-ce bien sûr ? Cela paraît assez évident, mais le logicien qui sommeille en nous lève un sourcil songeur. En effet, Barbe-Noire a stipulé que si l’un des pirates obtenait plus que chacun des autres survivants, il serait jeté aux requins. Logiquement, cela revient à dire qu’un pirate n’est épargné que s’il existe au moins un autre survivant qui touche autant ou plus que lui. Cette condition ne peut être respectée s’il n’y a pas d’autre survivant, ce qui implique qu’Étienne devrait logiquement se jeter lui-même à l’eau après s’être emparé du butin, sous peine de Grand Cric… Pour peu que Barbe-Noire soit un peu chatouilleux sur les questions de logique, Étienne peut se féliciter du fait qu’il ne restera de toute façon jamais seul à bord !
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
0 commentaires