“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
“J’l’ai pas touché !” s’indigne le joueur qui vient de découper un adversaire en deux. “C’était l’épaule !” proteste un autre qui vient de marquer de la main. “Pénalty !” réclame un troisième qui a subi une faute un mètre à l’extérieur de la surface de réparation…
Pourquoi les footballeurs nient-ils l’évidence, au risque de conforter leur réputation de menteurs ? Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’évidence, pas de réel dans le football : seulement, des perceptions du réel qui entrent en concurrence. Or, l’une a force de loi sur les autres : celle de l’arbitre. La réalité du jeu passe nécessairement par le filtre de ses sens. Pour le joueur, le réel objectif compte moins que la perception subjective qu’en a l’arbitre : peu importe que le ballon ait franchi la ligne de but, si celui-ci l’a vu le faire. Sur le terrain, ce que l’arbitre ne voit pas n’existe pas. “Esse est percipi aut percipere” : sport idéaliste par excellence, le football illustre la formule de Berkeley : n’existe que ce qui est perçu ou perçoit. Et va même plus loin : esse est percipere per arbitrum. Ce n’est pas dans la réalité que se joue un match, mais dans l’esprit d’un arbitre.
Les joueurs ne mentent donc pas : ils contestent une version du réel qui diffère de la leur, et se voudrait hégémonique parce que prétendument objective. Or aucune perception n’est infaillible, car l’appréhension du réel suppose l’interprétation, d’autant plus délicate dans le football que l’arbitre n’a pas à juger seulement des phénomènes visibles mais aussi parfois de l’intentionnalité. Une main est-elle volontaire ? Un joueur qui n’a pas commis de faute avait-il l’intention de le faire ? Y a-t-il simulation dans la surface ? La perception du réel suppose une évaluation, hautement subjective. “Par définition, l’arbitre est arbitraire” déplorait Eduardo Galeano dans Le football : ombre et lumière.
Ainsi, un match n’est jamais seulement un match : c’est l’interprétation d’un match. La perception de l’arbitre ne diffère pas seulement de celle des autres joueurs : par sa prévalence, elle influence le réel. Loin d’être un observateur impartial, l’arbitre est un créateur, qui donne une matérialité à ses sensations. Il perçoit le réel et incarne ses perceptions dans une forme. Oscar Wilde affirmait qu’avant que Turner les peigne, les brumes de Londres n’existaient pas car elles n’étaient pas perçues. Comme le peintre, l’arbitre invente le réel : la faute qu’il voit – réelle ou pas – devient coup-franc ; l’intention qu’il devine amène une expulsion ; un but qui aurait pu être mémorable restera dans les limbes pour un hors-jeu qui n’existait peut-être pas…
Le sifflet est à l’arbitre ce que le pinceau est au peintre, et la Parole à Dieu. “Que le but soit”, et par le miracle d’un coup de sifflet, le but fut, qui n’existait pas. Après quoi, pour le spectateur qui n’a rien vu, loin de l’action qu’il est dans les tribunes, et pour le téléspectateur qui a tout vu, grâce aux caméras, ralentis et loupe qui entretiennent l’illusion du vrai, le but existe. On peut en débattre, commenter et critiquer, mais on ne peut rien y changer : en vertu du dogme de l’infaillibilité arbitrale, ce que l’arbitre créé est une Vérité qui existe de toute éternité.
Ainsi, l’arbitre partage-t-il avec l’artiste l’absolu pouvoir de créer. Quelle pitié alors de faire preuve d’un tel manque d’imagination ! L’inventivité bridée par les règles, les arbitres cèdent à l’illusion du réalisme. Matérialistes autoproclamés, ils se réfugient derrière la réalité par peur de s’en affranchir. En tout déni de créativité, ils revendiquent une illusoire neutralité, proclament leur exactitude impartiale avec des prétentions de caisse-enregistreuse. C’est pourquoi l’on s’ennuie ! À quand des arbitres qui assument de porter sur le football le regard subjectif, inventif et arbitraire de l’esthète ?
Sébastien Rutés
Footbologies
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