Orestea, 15 décembre 2015
Bien sûr, le 13 novembre fausse la donne. Avant ou après, impossible de ressentir de la même façon, la représentation de la violence sur une scène de théâtre parisienne. Dans Orestea, l’adaptation par Romeo Castellucci des trois pièces qui forment L’Orestie d’Eschyle, cette violence cueille les spectateurs d’entrée. Elle est autant sonore (grondements d’avions et vrombissements d’hélicoptères, explosions, rafales d’armes automatiques) que visuelle (corps torturés et mutilés, traînées de sang). Première partie de la trilogie, Agamemnon, est une traversée de la terreur, une plongée en barbarie dont la mise en scène de Castellucci accentue la cruauté ; tout s’enchaîne et se mélange : le sacrifice d’Iphigénie, la guerre de Troie, les imprécations de Cassandre, le meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre et Egisthe.
Le veilleur (ou le coryphée) a une tête de lapin, Iphigénie est un double d’Alice au pays des merveilles, Cassandre une femme obèse et nue enfermée dans une cage de verre. Autant de visions nées d’intuitions dramaturgiques : ainsi, le lapin est bel et bien dans Eschyle, à travers les deux aigles “ belliqueux dévoreurs de lièvre” qui immolent “une hase pleine avec toute sa portée”. Lecteur attentif des textes qu’il monte, Castellucci s’intéresse moins aux mots qu’à leur puissance d’évocation. Dans son adaptation de L’Enfer de Dante (créé en 2008 au festival d’Avignon), il faisait même le pari de supprimer à peu près totalement le poème. Dans Orestea, dont la conception date de 1995, il est moins jusqu’au-boutiste mais la puissance de son théâtre est déjà là tout entière, selon un processus qu’il décrivait lui même précisément à l’époque : “Le texte tragique d’Eschyle subit une espèce de déraillement sur d’autres quais de rêve. D’Eschyle à Carroll, de Carroll à Artaud, et d’Artaud au silence.” Un silence remarquable dans la deuxième partie, comme si le temps de la méditation – ou de la sidération ? – succédait à la terreur brute : le spectacle qui pouvait paraître à contre-temps redevient pour le coup parfaitement actuel.
Presque vingt ans sont passés depuis la création de Orestea. Reprenant telle quelle la trilogie aujourd’hui, Castellucci écrit : “Refaire un spectacle après tant d’années n’est pas une bonne idée. Mais le fait est là : je ne le refais pas. Je le trouve par terre, je le ramasse comme un objet nouveau, fabriqué et jeté par un inconnu, il y a une vie.” Orestea était aussi le premier spectacle de la Socìetas Raffaello Sanzio, la compagnie de Castellucci, à avoir été invité en France. C’était à Strasbourg en juin 1997 et l’auteur de ces lignes en avait à l’époque écrit un compte-rendu dans Libération. Est-ce une “bonne idée” de le ramasser par terre ? Le voici en tout cas :
Orestea, 21 juin 1997
Des chevaux, des ânes et des singes se succèdent sur le plateau de Orestea (L’Orestie), d’après Eschyle, dans la version très particulière proposée par la Socìetas Raffaello Sanzio, troupe établie à Cesena, près de Rimini. Cette participation animalière constitue l’une des marques de fabrique de la compagnie italienne qui, pour l’adaptation d’une fable d’Ésope, a déjà fait appel à trois cents figurants à poils ou à plumes. Mais les animaux ne sont pas le seul attrait de Orestea, qui se présente pour la première fois en France, à l’invitation du festival Turbulences de Strasbourg (qui se clôt samedi). Claudine Gironès, sa fondatrice, avait souhaité réserver Turbulences à de jeunes metteurs en scène présentant leur premier spectacle professionnel. Nadia Derrar, son successeur, a quelque peu assoupli cette ligne, élargissant l’invitation à des artistes dont le travail est peu diffusé (tels que la Grenobloise Chantal Morel ou le Marseillais Alain Fourneau), ménageant une place à des compagnies locales, ou invitant deux compagnies européennes inédites en France. Si Emma, essais, spectacle du Croate Branko Brezovec d’après une nouvelle de Borges, semble avoir fait la quasi-unanimité contre lui, Orestea vaut le voyage. En deux heures et quart, le metteur en scène Romeo Castellucci propose une version “organique” des trois tragédies d’Eschyle, Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides. Il n’est pas simple de faire le tri dans un spectacle sous influences : la violence de la bande-son et le concassage sur-expressionniste du texte renvoient à Carmelo Bene ; les femmes obèses et nues semblent sortir de la Cité des femmes de Fellini ; la visite guidée fait aussi la part belle à Francis Bacon ou à l’imagerie surréaliste. Le coryphée est un Bugs Bunny et le chœur une escouade de petits lapins en plâtre qui explosent à tour de rôle, impuissants devant l’enchaînement sanglant. Dans Agamemnon, cette multiplication de références, dans un décor de toiles plastifiées où abondent les accessoires sado-maso, occulterait presque l’essentiel : un travail dramaturgique de fond. Rarement la préparation des meurtres et leur caractère rituel aura été mieux montré. Rarement l’animalité de Cassandre, énorme corps vitupérant coincé dans une cage aux vitres translucides, aura semblé aussi humaine, et la vengeance de Clytemnestre, grosse femme nue elle aussi, prenant une douche de sang, aussi dérisoire.
C’est encore plus beau dans Les Choéphores, au ton radicalement différent. Dans un décor de sable blanc, tous se lancent dans une pantomime douce, un au-delà des mots et des sons, implacable et léger comme un numéro de clowns. Moins convaincante mais tout à fait étrange, la troisième partie transforme Les Euménides, avènement de la démocratie, en gigantesque régression orchestrée par les dieux à l’intérieur d’une capsule-utérus qu’ils partagent avec des chimpanzés. De nouveau, la surenchère menace de transformer l’essentiel en anecdote. Tel quel, avec ses relents d’avant-gardisme des années 70 et ses surcharges, le théâtre de la Socìetas Raffaello Sanzio mériterait plus de curiosité de la part des programmateurs hexagonaux.
René Solis
Orestea, d’après Eschyle, mise en scène de Romeo Castellucci, Odéon-Théâtre de l’Europe, 75006 Paris. À 20h jusqu’au 19 décembre et à 15h le 20.
[print_link]
0 commentaires