Il faut aller voir la très belle exposition du photographe Marc Martin à la galerie Obsession dans le 11e arrondissement de Paris. Intitulée à juste titre « Tomber des nu(e)s », l’exposition montre la nudité du corps masculin saisie dans un modèle, Mathis Chevalier, qui est un peu plus que cela : un interlocuteur, un partenaire de jeu, un acteur.
Les photographies de Marc Martin ont un propos et ne sont pas seulement esthétiques ou esthétisantes comme le sont bien souvent les photos de nus : Marc Martin cherche non seulement à réhabiliter le nu masculin mais aussi à casser sa représentation. L’histoire du nu en peinture comme en photo se confond en effet souvent avec l’histoire du corps féminin, corps offert au désir de l’homme. Et si l’homme est peu souvent représenté dans sa nudité (exception faite de la statuaire antique, mais qui montre des athlètes ou des guerriers : des vainqueurs), c’est bien parce qu’il refuse d’être à son tour un objet de désir. Dans le couple voir/être vu, qui chez Sartre correspond au couple sujet/objet ou encore dominant/dominé, c’est presque toujours l’homme qui a le rôle actif du voyant et la femme la posture passive de l’être regardée, admirée, convoitée. Montrer la nudité de l’homme est donc déjà une façon de remettre en question le code social qui interdit aux femmes comme aux hommes de regarder le corps des hommes sous peine de recevoir une flopée d’injures : salope, pute, tante ou pédé – la liste n’est pas exhaustive. Une photo de Marc Martin reprend ainsi de façon détournée le célèbre tableau de Velasquez « Vénus à son miroir » en remplaçant le modèle féminin par celui d’un homme. L’effet est à la fois drôle et saisissant.
Le travail de ce photographe ne s’arrête pourtant pas là. Qu’il s’agisse d’un visage, d’une scène ou d’un nu proprement dit, les postures et les expressions choisies surprennent par leur légèreté, leur gaieté, leur souplesse, leur liberté enfin. Rien n’est figé dans ces photos, tout est en mouvement et il s’agit d’un mouvement vers la joie de vivre, même si parfois celle-ci se teinte d’un soupçon de mélancolie à l’image de ce que Nietzsche écrit de ce sentiment si humain : « J’éprouve une joie mélancolique à vivre dans ce pêle-mêle de ruelles, de besoins, de voix : combien de jouissances, d’impatiences, de désirs, combien de soifs de vie et d’ivresse naissent ici à chaque instant ! Et pourtant quel silence aura bientôt recouvert tous ces bruyants, tous ces vivants, tous ces avides ! » (Le Gai savoir, aphorisme n° 278)
C’est ici qu’entre en scène le modèle, Mathis Chevalier, qui n’est pas un modèle ordinaire. Tout part d’une rencontre due au hasard. Lors d’une précédente exposition consacrée aux vespasiennes d’autrefois (« Les Tasses », galerie Point Éphémère, 2019), Marc Martin croise un jeune homme occupé à prendre un verre avec une amie au bar qui jouxte la galerie. Ils discutent un moment : le jeune homme, Mathis Chevalier, se montre intrigué par les images qu’il découvre. Hétérosexuel, l’univers des « tasses », monde propre à l’homosexualité d’une époque révolue, lui est parfaitement inconnu. Il en apprécie pourtant le côté « trash » qui fait écho chez lui au refus de toute forme de normativité. Comme le chante Carmen : « le désir est enfant de bohême : il n’a jamais connu de loi ». Cette rencontre aboutira quelque temps plus tard à une collaboration de deux ans d’où naîtra « Tomber des nu(e)s ».
Si Mathis Chevalier accepte cette collaboration, c’est par ce refus de la norme qui a dicté son parcours chaotique : adolescent violent en rupture avec l’institution scolaire, il est confié à une éducatrice spécialisée qui lui conseille de pratiquer un sport. Il choisit le M.M.A., un type de boxe particulièrement violent et alors illégal en France, où il va exceller au point de devenir champion d’Europe. Son choix de poser nu comme modèle d’un photographe qui ne fait pas mystère de son homosexualité est à la fois une manière de lutter contre les préjugés homophobes très présents dans le milieu du sport et une manière d’exprimer à nouveau son refus de tout carcan, social ou sexuel.
Plusieurs des photos visibles dans l’exposition sont dues à l’initiative de Mathis Chevalier. Il pose nu sans complexe et sans raideur aucune, s’amuse, se laisse regarder. Il accepte d’inverser les rôles : ancien boxeur, il pose nu sur le bord d’une route de campagne chaussé de talons hauts, le visage épanoui. C’est donc bien d’une collaboration qu’il faut parler pour désigner cette exposition. Ancien boxeur, modèle, Mathis Chevalier est maintenant acteur.
C’est peut-être ce qui explique les métamorphoses de ce modèle-sujet (plutôt qu’objet) : selon les prises de vue, le jeune homme change littéralement non seulement d’expression mais aussi de visage au point qu’on peine parfois à le reconnaître d’une photo à une autre. Tantôt ludique, tantôt grave ou rêveur, tantôt encore impudique, le modèle se montre sous des jours différents mais toujours réjouissants.
Un mot pour conclure sur la galerie Obsession dirigée par Florent Barbarossa. L’endroit est peu commun et d’accès difficile : il faut passer une porte cochère défendue par un digicode puis, une fois rendu dans une jolie cour intérieure, sonner deux ou trois fois avant que ne s’ouvre la porte de l’immeuble. Un escalier conduit au premier étage où un bel appartement a été transformé en galerie. La contemplation du nu masculin n’est pas donnée au tout-venant.
Marc Martin/Mathis Chevalier : « Tomber des nu(e)s ». Galerie Obsession, 5 passage Charles Dallery, 75011 Paris. Du 24 avril au 08 juin 2024.
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