… ou l’histoire édifiante de la biomécanique de la fiente de manchot
Une des Grandes Questions sur l’Univers que se posent parfois les chercheurs établis en Antarctique, ceux qui passent une partie de leur temps au froid à observer la faune locale, est celle-ci : sur quelle distance et à quelle vitesse un manchot peut éjecter sa merde ?
Ne riez pas, l’enjeu est plus crucial que vous ne l’imaginez. Il en va de la tenue de l’explorateur en général, et de l’état de son pantalon en particulier. Pour preuve de la gravité du sujet, je rappellerai ici que la fiente du manchot est un sujet que j’ai déjà incidemment abordé dans un article précédent, le premier paru dans délibéré d’ailleurs, lorsque, fastidieusement, je tentais de présenter l’affiliation généalogique entre les manchots Adélie et les créatures de la mythologique lovecraftienne. À cette occasion, j’avais créé l’effroi en évoquant la couleur rose fushsia de la crotte des manchots dont les monceaux s’étendent sur des centaines de mètres carré dans les colonies. Je gage que la dignité d’une revue telle que délibéré aurait interdit à son comité rédactionnel de publier de tels faits si ces derniers n’étaient pas absolument véridiques.
Avec ce rappel et ces précisions effectués, l’annonce également du thème de ce nouvel article, le constat est éloquent : j’ai de la suite dans les idées sales. Alors bien sûr, vous êtes libres de penser que ma stercoraire obsession sphénisciforme commence à bien faire, qu’elle ne rime à rien, voire qu’elle est plutôt dérangeante. Je vous répondrai – et c’est une menace – que vous n’avez encore rien vu. Peut-être alors qu’une sollicitude envers un auteur manifestant d’aussi inquiétantes et scatophiles marottes ne laisse pas de vous inquiéter de son état mental, et en ce cas, vous n’êtes sans doute pas loin d’estimer qu’il serait bon pour moi de reprendre une saine activité plutôt que de répandre mon oisiveté sur le net. Drôle d’oiseau oisif… Mais ne croyez-vous pas au contraire qu’il serait dommage de passer à côté d’informations rares qui font de notre planète un monde étrange, si ce n’est merveilleux ; un monde où il y a toujours d’étonnantes découvertes à faire, moins niaiseuses que – disons – la Reine des Neiges version Disney ?
J’ignore si je suis parvenu à vous convaincre de poursuivre la lecture de ce texte consacré à la manière dont les manchots chient, mais sachez tout de même que je suis loin d’être le premier à plancher là-dessus. En fait, je n’ai même pas eu besoin de me pencher sur cet objet pour y repérer les principales propriétés biomécaniques puisque d’autres s’en sont chargés avant moi, et de la manière la plus scientifique qui soit. En 2005, un prix Ig-Nobel (qui récompense chaque année une dizaine de recherches loufoques et/ou improbables « qui font d’abord rire et puis qui donnent à réfléchir ») a été décerné par la revue Annals of Improbable Research (AIR) au professeur Victor Benno Meyer-Rochow de l’université de Brême et au docteur József Gál de l’Université Loránd Eötvös en Hongrie ; ces deux lauréats se voyant récompenser pour leur recherche en dynamique des fluides sur l’évaluation de la pression à l’intérieur des sphincters des manchots pendant la défécation ; une analyse théorique est-il important de préciser ici (cf. Meyer-Rochow, V. B. ; Gál, J. (2003). « Pressures produced when penguins pooh – calculations on avian defaecation ». Polar Biology. 27 : 56–58). L’étude a porté sur deux espèces distinctes de manchots, les manchots Adélie (Pygoscelis adeliae), ceux dont il avait été précisément question dans notre précédent article, et les manchots à jugulaire (Pygoscelis antarcticus).
Pendant la période de couvaison, quand la nature se rappelle aux bons souvenirs des manchots, le sens du devoir de ces animaux exclut catégoriquement qu’ils aillent se soulager quelques pas de manchots plus loin. Quitter le nid signifie en effet exposer les œufs au froid et risquer par conséquent de tuer dans l’œuf la progéniture. D’où la technique de merde mise au point par les manchots qui consiste à laisser s’accumuler la pression dans leur sphincter, puis quand le niveau efficient est atteint de pointer leur derrière vers l’extérieur du nid d’un simple mouvement du bassin, de lever précautionneusement la queue, puis de tirer en lâchant subitement la purée. Tenant compte de la hauteur de l’oiseau, des spécificités de leur anatomie anale, de la vitesse de déplacement du caca et de sa viscosité, de la barométrie, les deux chercheurs ont calculé que les pressions internes de la bestiole atteignaient 10 à 60 kilopascals, bien au-delà des pressions les plus élevées auxquelles les humains peuvent prétendre, même quand ces derniers mettent tout leur cœur à l’ouvrage. L’excrémentielle explosion expulse alors en règle générale la fiente à une distance de 40 cm. Sachant que, dans l’hyper-centre de la colonie, la distance moyenne entre les nids n’est que d’une trentaine de centimètres, je vous laisse faire vos « propres » déductions, et penser aux dégâts que peut engendrer le déclenchement d’une guerre sphinctérienne, avec, malheureusement, son empuantée cohorte de victimes collatérales de la merde.
Les deux scientifiques concluent leur article en signalant que tous les oiseaux, y compris les manchots, passent un temps considérable à se lisser avec leur bec, et à nettoyer leurs plumes ; des gestes indispensables pour espérer survivre quelques temps dans des milieux souvent hostiles. Il paraît donc logique aux auteurs de considérer la propulsion à distance – la plus lointaine possible – des fientes comme une mesure de prophylaxie ne réclamant qu’assez peu de dépense énergétique. En gros, les piafs ne voulant pas salir leur plumage ont pris l’habitude de larguer au loin. Malheureusement, c’est, de la part de ces bestioles, ne pas penser plus loin que leur bec, car, comme nous l’avons dit dans le paragraphe précédent, compte-tenu de la densité des populations aviaires dans les colonies, les opérations d’évacuation s’exécutent au détriment des congénères établis à proximité immédiate. Ceux-ci se trouvent régulièrement conchiés, et, partant, la cohabitation dans une colonie de manchots se résume à un conchiage méthodique, permanent et généralisé. Même si les lois de la balistique enseignent que les manchots pourraient théoriquement augmenter la portée de leur défécation en donnant à leurs projections un angle de 45° vers le haut, leur station verticale, comme celles des humains, et le positionnement anatomique de leur anus, l’interdisent catégoriquement, comme il en va aussi pour les humains. Il est enfin intéressant de noter que les coulures de matières fécales visibles sur le sol rayonnent à 360° autour du nid émetteur. Qui plus est, aucune préférence directionnelle n’est clairement perceptible. Alors, la question de savoir si l’oiseau se laisse guider par son envie du moment, s’il choisit plutôt – en cas de conflit de voisinage – d’appliquer la loi de Murphy, aussi appelée « loi de l’emmerdement maximum », ou que cela dépend plus prosaïquement de la direction d’où souffle le vent au moment du largage, demeure scientifiquement irrésolue. D’autres expéditions en Antarctique sont donc attendues pour remédier à cette éprouvante lacune. Autrement dit, cette branche de la zoologie, la scatologie animale, est sans doute promise à un bel avenir.
Comme l’éminent Victor Benno Meyer-Rochow l’a doctement exprimé, lors des traditionnelles conférences publiques données au Massachusetts Institute of Technology (MIT) par les récipiendaires des prix IG-Nobel, l’étude de la projection des fientes de manchots n’est rien de moins que trivial. Les gardiens de zoo, les explorateurs, les scientifiques et les touristes en Antarctique, les ingénieurs, les paléontologues, les physiologistes de l’humain, les lecteurs de délibéré, bientôt, tous sont intimement convaincus de l’importance générale à examiner les propriétés physiques de la libération de fluides par de petits orifices…
Ce sujet est d’ailleurs tellement sensible qu’une étude japonaise toute récente est venue apporter des corrections déterminantes à la recherche pionnière, lauréate de l’Ig-Nobel en 2005. La nouvelle étude a pour titre « Projectile Trajectory of Penguin’s Faeces and Rectal Pressure Revisited » et ses honorables auteurs sont Hiroyuki Tajima, chercheur au département de mathématiques et de physique de l’Université de Kochi, et l’excellent Fumiya Fujusawa travaillant à l’aquarium Katsurahama de Kochi, dans le sud de l’île de Shikoku. Leur article date de juillet 2020, il est encore en preprint, mais vu son importance, il est d’ores et déjà consultable sur arXiv, la fameuse archive gratuite et ouverte, compilant des prépublications électroniques d’articles scientifiques dans les domaines de la physique, des mathématiques, de l’informatique, de la biologie quantitative, de la finance quantitative, de la statistique, de l’ingénierie électrique et des systèmes, et de l’économie. En ce qui nous concerne, la fiente des manchots relève manifestement de la biologie quantitative.
Faute d’avoir les facultés cognitives suffisantes pour saisir les finesses mathématiques et physiques de cette publication, je me contenterai de livrer ici la traduction de son abstract :
« Nous discutons de la trajectoire des excréments des manchots émis après le puissant tir consécutif à leur forte pression rectale. En pratique, il est également important de mesurer la distance parcourue par les matières fécales lorsque les manchots les expulsent d’endroits surélevés. Ces informations sont utiles aux gardiens de zoo pour éviter à ces derniers d’être directement exposés aux propulsions stercoraires intempestives. Nous estimons la limite supérieure de la distance de vol en résolvant l’équation de mouvement de Newton. Nos résultats indiquent que la zone de sécurité est située à partir d’une distance de 1,34 mètre de tout manchot tentant de faire caca dans des conditions normales.
Compte-tenu de la viscosité naturelle de la fiente, de la résistance de l’air et des propriétés de la balistique, la distance de vol des fèces de manchot peut être exprimée selon les termes de la fonction W de Lambert. De plus, nous abordons la pression rectale du pingouin dans l’approximation hydrodynamique combinant le théorème de Bernoulli et l’équation de Hagen-Poiseuille pour les corrections de viscosité. Nous avons ainsi constaté que la pression rectale calculée est plus grande que l’estimation figurant dans les travaux précédents ».
L’étude a été entreprise après observation du comportement de manchots de Humboldt (Spheniscus humboldti) vivant en captivité dans l’aquarium de Katsurahama, déjà mentionné plus haut. Les conditions de vie, en particulier l’alimentation, la température ambiante, et le stress ressenti par ces bestioles, différant de celles rencontrées par leurs congénères dans la vie sauvage, la portée de cette étude doit conséquemment être relativisée. D’autres recherches effectuées celles-ci in situ seraient à même de mieux cerner le phénomène qui nous intéresse. Quoi qu’il en soit, un fait semble être avéré : projection des fientes possible jusqu’à 1,34 mètre ! On n’est donc approximativement dans les clous s’agissant de la distance sociale à respecter en matière de Covid. Conclusion : se protéger contre les fientes de manchot, c’est aussi contribuer efficacement à la lutte contre le coronavirus.
Une très bonne journée à vous ! Et n’oubliez pas que l’expression « Comment allez-vous ?» que l’on s’échange innocemment chaque matin pour se saluer les uns les autres n’est que la version tronquée de « Comment allez-vous à la selle ? », une formule qui remonte à la Renaissance. Bien chier et régulièrement étant un signe évident de bonne santé.
Arnaud Hédouin
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