Deux tonnes et demie, c’est le poids du Baiser de Rodin. Autant dire qu’avant de déplacer ce “grand bibelot”, ainsi que l’appelait son auteur, Richard Duplat, architecte en chef des monuments historiques, et Dominique Brard (Atelier de l’Île), architecte et muséographe, y ont réfléchi à deux fois. De 2012 à 2015 ils ont restauré l’hôtel Biron, qui date du XVIIIe siècle, musée Rodin parisien depuis 1919, devenu vétuste, encombré, dénaturé. Objectif : tout refaire en faisant appel à des technologies et matériaux neufs, mais en créant l’illusion que rien n’avait trop changé ; maintenir le côté désuet du lieu tout en balayant avec finesse la patine poussiéreuse. Par exemple en supprimant les liserés dans les décors. Toutes les boiseries n’ont pas été refaites, de même les miroirs gardent leur piqué. Du “contemporain pas droit”, résume Dominique Brard, pour retrouver un “état” et un esprit Rodin. Qui a vécu, travaillé, cherché, aimé et reçu là, de 1908 à 1916. Et a fait don en 1916 de sa collection à l’État.
Le cahier des charges, au-delà de la colossale célébrité de Rodin (le musée recevait avant sa rénovation 700 000 visiteurs par an), était donc pesant. Toutes ces masses de bronze, de marbre, de pierre, de terres cuites et de plâtre, il fallait les soutenir, répartir leur force, pouvoir les bouger car la muséographie de ces 600 pièces ne sera pas figée. Pourtant, le travail de renforcement de la structure, la restauration des menuiseries retrouvées, la réfection des parquets autrefois rapiécés, les poutres XVIIIe et huisseries sécurisées ne sentent pas le vernis neuf. Mêmes les grandes fenêtres restituées semblent avoir été toujours ainsi. Les nouvelles circulations sur deux étages, sans monotonie, sans cul de sacs, sont alertes. La création d’un ascenseur et de différents lieux fonctionnels complètent cet aménagement. Voici le lieu remis aux normes, en ordre mais pas coercitif, plus confortable, plus fluide, jouant de larges passages autour des œuvres.
Inspiré des sellettes de Rodin, le nouveau mobilier qui supporte les sculptures est en chêne massif. Comment deviner que ces supports en bois épuré, qui ont fort à faire, dissimulent des structures en aluminium pour les renforcer ? Les vitrines transparentes, les couleurs des murs, du gris taupe au gris vert d’origine, donnent toutes leur chances aux œuvres, noires ou blanches, qui se détachent, peuvent prolonger leurs mouvements. De salles en salles, chronologiques ou thématiques – dix-huit en tout sur deux étages –, consoles, vitrines et supports changent de disposition pour ranger, éviter le capharnaüm tout en donnant à chaque espace son identité. Et permettre au corps du visiteur d’être à l’aise entre les œuvres, guidé par le graphisme de Ruedi Baur : une typographie spécialement créée dirige, informe mais fait aussi pénétrer par son dessin “dans la chair du marbre”.
La vraie performance technologique, c’est l’éclairage. Les sculptures, entre la lumière naturelle changeante qui perce les baies vitrées et les reflets des miroirs intérieurs, sont éclairées une à une, spot par spot, salle par salle. Grâce à la technologie LED à température de couleur changeante, pilotée par un système informatique. L’éclairage dynamique se modifie automatiquement toutes les dix minutes, en fonction du jour, de la nuit, des saisons.
Toutes innovations qui visent à proposer un récit multiforme autour de l’œuvre de Rodin. Ce qui est passionnant c’est de le “voir” travailler, étape par étape, étudiant d’abord le mouvement d’un personnage, puis le drapé de son costume, puis la tête – des suites de têtes pour parvenir à la bonne tête –, puis l’assemblage final. Ses plâtres et ses maquettes sont représentés tels les ferments des œuvres définitives. Ses sources d’inspiration comme les colonnes antiques dialoguent avec ses recherches infinies, des assemblages éclectiques, si “art contemporain” où il hybride des matériaux. Et au début du XXe siècle, il s’approche de la pureté moderne avec ses Mouvement de danse de 1911.
Rodin a accueilli de jeunes artistes – son atelier leur était ouvert –, a vécu une idylle tragique avec Camille Claudel – une salle lui est consacrée. Le sculpteur était un collectionneur – 200 tableaux – dont des Van Gogh, ou Belle-Île de Monet sont mis en regard de ses créations. Et on découvre irradiant l’escalier de son clair obscur Le Théâtre de Belleville d’Eugène Carrière (1849-1906). L’artiste entrepreneur est représenté dans la salle 8, sorte de “period room”, reconstitution meublée du lieu où il exposait, recevait journalistes et marchands.
On regarde souvent le jardin, qui s’impose partout à travers les fenêtres. Lui aussi est un parcours d’œuvres. Mais où sont passés les lapins ? Ceux qu’évoquait Rainer Maria Rilke en 1908, quand cet ancien secrétaire de Rodin avait découvert l’édifice : “Vous devriez, cher grand ami, voir ce beau bâtiment et la salle que j’habite depuis ce matin. Ses trois baies donnent prodigieusement sur un jardin abandonné où on voit de temps en temps les lapins naïfs sauter à travers les treillages comme dans une ancienne tapisserie.”
Anne-Marie Fèvre
Musée Rodin de Paris, 77, rue de Varennes, 75007.
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