Assis au dernier rang, juste à côté de la régie, un grand gaillard à lunettes et cheveux blancs n’en perd pas une miette et s’esclaffe régulièrement. Pas sûr qu’il maîtrise les subtilités du lituanien. Le plaisir qu’il prend à la représentation est d’ordre physique autant qu’intellectuel : il suit chaque geste, chaque intonation des comédiens comme si un fil le reliait à eux. Krystian Lupa fait partie de ces metteurs en scène dont le rôle ne s’arrête pas à l’issue des répétitions. Présent chaque soir dans la salle, il est le cœur invisible de son propre spectacle. “Je ne peux pratiquement pas dire un mot sans donner la mesure avec la pointe du pied”, disait Thomas Bernhard de ses textes. Exactement ce que fait Lupa tout au long de la représentation.
Après avoir présenté l’an dernier au festival avec les comédiens de sa troupe une retentissante adaptation en polonais des Arbres à abattre, le roman de Thomas Bernhard, il revient cette année avec un autre texte de l’écrivain autrichien disparu en 1989. Et a pour l’occasion travaillé avec les acteurs du Théâtre national de Vilnius. Parue quelques mois avant sa mort, Place des héros est la dernière pièce, et l’une des plus provocatrices. Imprécateur impitoyable dans la lignée des héros bernhardiens, le personnage principal a la particularité d’être absent : la pièce s’ouvre au lendemain de son suicide. Le professeur Josef Schuster s’est jeté par la fenêtre de son appartement viennois donnant sur la place des Héros, et madame Zittel, sa gouvernante, trie les vêtements du défunt tout en soliloquant devant Herta, la bonne silencieuse qui a tout vu : “Le professeur est mort / Tu peux regarder en bas aussi longtemps que tu veux / Il ne revivra pas / Le suicide est toujours un coup de tête / La chemise a été déchirée, le costume non.” [1] Si le mort est omniprésent tout au long de Places des héros, ce n’est pas seulement parce que ses chaussures, ses chemises et ses costumes sont encore là, mais parce qu’il hante littéralement tous les survivants : outre la gouvernante, son frère, ses filles, son fils, sa veuve, et les amis conviés au dernier acte à un ultime repas dans l’appartement en train d’être vidé. Quand ils ouvrent la bouche, c’est encore le suicidé qui parle, tant sa détestation du monde semble avoir contaminé tous ses proches. Cela peut prendre une dimension comique. Au deuxième acte, à la sortie du cimetière, les deux filles du professeur Josef Schuster attendent leur oncle Robert, tout le contraire de leur père, un homme dont “l’optimisme” a éclairé leur enfance, un amoureux de la vie, “un jouisseur né”. Mais quand l’oncle Robert arrive enfin et se met à parler, la noirceur absolue de ses propos donne une drôle de couleur à cette joie de vivre.
L’humour du désespoir, Krystian Lupa y est particulièrement sensible et ce deuxième acte est aussi le sommet de son spectacle. Si Josef Schuster s’est suicidé, c’est d’abord parce qu’il ne supportait plus l’antisémitisme de ses compatriotes. Juif, jeune universitaire, il s’est exilé en Angleterre en 1938, au lendemain de l’anschluss, et a enseigné dix ans à Oxford (Robert, son frère, lui, est parti pour Cambridge). Rentré à Vienne en 1948, il n’a cessé pendant quarante ans de regretter amèrement ce retour, jusqu’à décider, au soir de sa vie, de repartir finir ses jours à Oxford. Dans l’appartement viennois qu’il a mis en vente, les caisses en bois sont prêtes à partir pour l’Angleterre. Mais à la veille de ce départ, il a sauté dans le vide. De son angoisse, l’oncle Robert est le fidèle porte-parole, et notamment de la conviction que l’antisémitisme est encore pire en Autriche en 1988 qu’à l’époque d’Hitler : “La haine du juif est la nature la plus pure / absolument authentique / de l’Autrichien”.
À l’époque où Thomas Bernhard a écrit sa pièce, l’Autriche était en pleine affaire Waldeim, après les révélations sur le passé nazi de l’ancien secrétaire général de l’ONU de 1972 à 1981 et Président de l’Autriche depuis 1986. Plus de vingt-cinq ans plus tard, le pessimisme de Thomas Bernhard semble plus actuel que jamais. Et son léger décalage géographique, vers la Pologne et la Lituanie, n’ôte rien à sa pertinence, au contraire. Lupa, dans le programme, évoque “la nouvelle marée de xénophobie et d’antisémitisme qui traverse l’Europe”. Lorsque, avec sa canne, l’oncle Robert dévoile un graffiti de croix gammée, c’est comme si un souffle de tristesse angoissée remontait de la scène vers la salle. C’est d’autant plus beau que Krystian Lupa, comme à son habitude, donne à toute chose une gravité calme, celle du théâtre comme dernier refuge.
René Solis
[1] Le texte français de la pièce est publié chez L’Arche éditeur, dans la traduction de Claude Porcell, 2016.
Places des héros, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa, à l’Autre Scène du Grand Avignon, jusqu’au 21 juillet. Le spectacle sera joué à Paris, au théâtre national de la Colline, du 9 au 15 décembre 2016, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
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