Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
à M.
Échoué à Arcachon comme Hugo à Guernesey, le très scarlattien d’Annunzio affronte la dune du Pyla, les lames de l’Atlantique et quelques femmes exigeantes. Sa maîtresse, d’abord, qui le harcèle et l’oblige à fuir d’une villa à une autre ; Ida Rubinstein ensuite, qui lui commande le livret d’un Martyre de saint Sébastien (musique de Debussy) où elle jouera Sébastien ; Romaine Brooks enfin, compagne d’Ida, qui l’héberge et fait son portrait, avant de le fuir et de se réfugier auprès de Natalie Barney, dont il a déjà été question ici.
Comme le monde est petit, surtout le grand, c’est Robert de Montesquiou, le Charlus de La Recherche, qui présente d’Annunzio à Ida, et console Romaine de ses déboires amoureux. En 1912 cependant, Ida et Gabriele s’entraînent au tir à l’arc dans la forêt landaise. Les flèches d’Ida, surnommée “le squelette mystique”, ne sauraient tuer personne. En revanche, celles de son “frère” Gabriele ne ratent pas le vrai Sébastien de l’histoire, Romaine Brooks. C’est aussi compliqué qu’une sonate de Scarlatti : faut suivre !
Ida venait de triompher dans Salomé, nue sous le septième voile, dans Cléopâtre et dans Shéhérazade, et elle dansera plus tard une Jeanne d’Arc de Honegger. Étant à la fois riche héritière et star des Ballets russes, elle fit en sorte que le Martyre soit joué sur la scène du Châtelet, avec des décors de Bakst et une chorégraphie de Fokine. Les rares spectateurs ayant enduré cinq heures de prose d’annunzienne épelée par une Ida qui n’était pas une actrice, et qui avait pris des cours de diction avec Sarah Bernhardt, furent heureux que cela s’arrête.
Proust, qui était dans la salle, trouva le texte “ennuyeux”. Quant à l’archevêque de Paris, il interdit expressément à ses ouailles d’aller au Châtelet où une Sébastienne juive et androgyne bafouait les saintes écritures. Réponse conjointe de Debussy et d’Annunzio : “Cette oeuvre, profondément religieuse, est la glorification lyrique non seulement de l’Athlète admirable du Christ, mais de tout l’héroïsme chrétien.” Le Christ en athlète anorexique : l’archevêque dut en avaler son hostie de travers.
La critique est unanime pour saluer… la musique de Debussy. Ida renouvellera l’expérience avec La Pisanelle, plus courte mais pas moins verbeuse : d’Annunzio n’avait plus la cote. Plus tard, quand elle commanda à Ravel une pièce espagnole, celui-ci voulut orchestrer l’Iberia d’Albeniz, mais Joaquin Nin, le pianiste du concert scarlattien d’Arcachon, le prévint que la pièce, sous droits, était intouchable. Ravel, contrarié, changea de projet et se lança dans une expérimentation mécaniste et répétitive, de son propre aveu “vide de musique”, qui aurait certainement réjoui Scarlatti : Ida put danser à l’opéra, en 1928, “son” Boléro de Ravel. Elle ne parlait pas, des voiles arachnéens remplaçaient les flèches, et son art du geste hiératique magnifiait cette musique folle qu’elle avait voulue et suscitée. Et si le grand délire itératif du Boléro semble être aux antipodes de l’humble et brève sonate de Scarlatti, il s’agit dans les deux cas de recherches “a-musicales” visant à casser les codes ordinaires de la composition. Dans les deux cas aussi, il s’agit de musique mécaniste. On se souvient que Saramago faisait jouer Scarlatti dans un atelier de mécanique ; Ravel, plutôt qu’un décor de taverne espagnole pour son Boléro, voulait en fond de scène “une usine ou un complexe industriel” !
Le Boléro et la sonate de la semaine
Finalement, dans la chorégraphie de Béjart, la sorcière du Boléro danse non pas sur une chaîne de montage mais sur la table d’une taverne.
Le Boléro est bien sûr un morceau de choix pour grand orchestre, mais a capella par Angélique Kidjo, ce n’est pas mal non plus :
La belle Ida a tourné un film avec le bestial d’Annunzio dans la forêt landaise. Ce n’était peut-être pas aussi chaud que La Bête de Walerian Borowczyk (1974), mais cela devait y ressembler. Un point commun : la musique de Scarlatti, qui colle à merveille aux désirs les plus torrides.
Nicolas Witkowski
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