La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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1839, une révolution révélée
| 11 Jan 2022

L’idée était dans l’air du temps, l’idée ne quittait pas la tête de nombreux bricoleurs, scientifiques, chercheurs amateurs ou inventeurs patentés : fixer l’image apparue sur le verre dépoli de la chambre claire sur un support qui garderait cette mémoire. On ne pensait pas encore fixer l’instant. L’histoire, celle qu’on enseigne le plus souvent, veut retenir le nom d’un inventeur. La gloriole nationale veut qu’il soit de notre pays. Pourtant c’était partout en Europe que l’on cherchait, l’impatience était internationale.

Steffen Siegel, 1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie, éditions Macula, 2020. Traducteurs: Jean-François Caro, Jean Torrent, Sophie Yersin LegrandUn historien allemand, Steffen Siegel précise ce fait passé aux oubliettes, l’année 1839 est bien l’année d’une révolution –50 ans après 1789. Sous le titre 1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie, son anthologie publiée par les éditions Macula, 650 pages que l’on lit comme un roman, s’avère une somme impressionnante. Anthologie parce que recension de l’ensemble des lettres et publications de l’année 1839, en France et à l’étranger, que ce soit à propos de l’invention de Daguerre ou de celle de Talbot en Angleterre, et des malentendus sur la primauté de l’invention. Le livre est publié dans la collection Transbordeur dirigée par Christian Joschke, rédacteur en chef de la revue homonyme.

Nicéphore Niepce est le plus souvent crédité de l’invention de la photographie. Qui se souvient du pyréolophore, ancêtre du moteur à explosion, proche de ce que sera le diesel, qui se souvient des propositions que fit Niepce pour la rénovation de la machine de Marly ? Né à Chalon-sur-Saône, Niepce passerait aujourd’hui pour un bricoleur touche à tout. Le Premier Empire et l’état de guerre permanent qu’il imposa au pays concourut à la quasi ruine de Niepce et à l’oubli de ses inventions. Il dût emprunter. Ce n’est qu’en 1816 qu’il commence ses recherches héliographiques.

Le point de vue du Gras, Nicéphore Niépce

« Le point de vue du Gras » que Niepce réalise en 1827 de sa fenêtre à Saint-Loup-de-Varennes près de Chalon est réputé la première photographie. Mais le mot photographie n’est pas encore connu et des recherches récentes permettent de savoir qu’il avait fallu poser plusieurs jours pour que le « bitume de Judée » sur la plaque d’étain fixe l’image que nous connaissons. Il est établi que c’est la fréquentation de l’ingénieur-opticien Vincent Chevalier qui permit la rencontre de Nicéphore Niepce et de Jacques Louis Daguerre. S’engage entre eux une correspondance où ils échangent sur leurs recherches respectives. En 1837, Daguerre écrit à Isidore Niepce, le fils de Nicéphore, décédé en 1833, pour lui proposer d’organiser une souscription au prix de mille francs. Dans ce document autographe conservé en Argentine (!) dans une bibliothèque universitaire, Daguerre reconnaît la primauté de l’invention à Nicéphore et se présente comme celui qui a amélioré le procédé. On comprend que sa préoccupation est de protéger l’invention et de trouver les moyens d’en tirer profit. Daguerre est alors principalement occupé par son diorama, le spectacle qu’il propose aux Parisiens avec des tableaux changeants par des effets de lumière et de couleur.

Les pièces du roman se mettent en place, les rêves et la fiction ne deviendront réalité que le 7 janvier 1839 lors de la séance à l’Académie des sciences pendant laquelle Dominique François Jean Arago déclare que « M. Daguerre a découvert des écrans particuliers sur lesquels l’image optique laisse une empreinte parfaite ».

C’est le compte-rendu de la séance écrit par Jean-Baptiste Biot qui déchaînera les publications dans toute l’Europe et très vite aux États-Unis d’Amérique. Si l’on déplore l’absence des couleurs, la seule reproduction de noirs, de blancs complétés de toute la gamme des gris intermédiaires, la découverte fait bien l’effet d’une révolution en ce début de l’an 1839.

Lors de la séance suivante à l’Académie, Monsieur Biot fait état de la lettre qu’il a  reçue de W. Fox Talbot qui revendique la primauté de l’invention par ses recherches de dessins photogéniques.

Steffen Siegel rompt le charme nationaliste franchouillard par la publication d’une lettre de Laura Mundy à William Henry Fox Talbot datée du 12 décembre 1834. Elle y évoque ce « petit dessin » qu’elle trouve charmant, qu’elle insère dans son album, et elle précise : «Je ne savais pas que l’art pouvait atteindre ce niveau de perfection. J’avais beaucoup regretté la disparition progressive de ceux que vous m’aviez offerts cet été».

Steffen Siegel passe en revue toutes les réactions passionnées, ainsi l’intervention de John Frederick William Herschel, défendant la primauté de l’invention de Daguerre dont il a été un témoin oculaire. Siegel développe aussi l’idée que la révélation subite du procédé de Talbot sert finalement les intérêts de Daguerre dont les rares plaques impressionnées n’ont été vues que par très peu de privilégiés, son invention étant encore ressentie comme un rêve immatériel.

Impossible de recenser ici l’ensemble des documents publiés par Steffen Siegel. Mais on ne peut que se féliciter de l’effort remarquable des traducteurs, Jean Torrent de l’allemand, Jean-François Caro et Sophie Yersin Legrand de l’anglais, pour trouver les mots justes, lisibles aujourd’hui, permettant de transcrire le charabia scientifictionnel utilisé par les inventeurs et chercheurs de l’époque. 

Daguerre - Historique et description des procédés du daguerréotype et du diorama

« Au début de l’année 1839, pour la plus grande partie du public, le daguerréotype n’était, à strictement parler, guère plus qu’une belle illusion. C’est surtout aux journalistes parisiens et aux correspondants étrangers dans la capitale française qu’il revint à ce moment là d’entretenir ces chimères et de continuer à nourrir la curiosité du public en l’abreuvant de communiqués et de comptes-rendus de leurs visites chez Daguerre. L’heure était aux témoins oculaires privilégiés. »

Siegel note également que l’effervescence autour de Daguerre et de Talbot fera d’Hippolyte Bayard un perdant de l’histoire. Ce dernier avait en effet trouvé dès mars 1839 le moyen d’obtenir un positif à partir du négatif papier de son invention.

À la lecture de ce livre on ne peut s’empêcher de penser au débat actuel opposant les tenants de la photographie numérique aux inconditionnels de l’argentique. Le numérique signerait la mort de la photographie. Froideur technique contre douceur des nuances et profondeur des ombres.

Daguerréotype

Le Blackwood’s Edimburgh Magazine en mars 1839 écrit : « Il n’y a aucun répit – tout participe d’un grand mouvement. Où allons nous ? Qui peut le dire ? Le spectacle féerique des inventions passe rapidement devant nous – ne devons-nous plus les voir ? – doivent-elles être effacées ? La main de l’homme devra-t-elle cesser complètement son travail ? – l’esprit actif – les doigts désœuvrés ? Merveilleuse merveille des merveilles !! Disparaissez, aquatintes et mezzotintes – comme des cheminées engloutissant leur propre fumée, dévorez-vous. Graveurs sur acier, graveurs sur cuivre et aquafortistes, buvez votre eau-forte et mourez ! Il y a une fin à votre art noir – « La tâche d’Othello est finie » (citation de Shakespeare approximative de l’auteur). Le vrai art noir de l’authentique magie se lève et crie vade retro. La nature devra se peindre elle-même – champs, rivières, arbres, maisons, plaines, montagnes, villes devront se peindre eux-mêmes à la demande, avec un court instant pour seul préavis. Les villes n’auront plus d’autres représentants qu’elles-mêmes. C’est l’invention qui le dit. Elle a trouvé ce qu’il y a de nouveau sous le soleil, toute la nature, animée et inanimée, sera désormais son propre peintre, graveur, imprimeur et éditeur. Voici une révolution en art ; et pour ne pas être en retard d’une révolution – pour lesquelles nous avons le goût de l’imitation -, aussitôt que l’une commence à Paris, nous devons en avoir une aussi à Londres. Et ainsi l’invention de Monsieur Daguerre est instantanément concurrencée par celle de M. Fox Talbot. Les révolutions du Daguerroscope et du Photogénique vont vous mettre à terre, vous les peintres, les graveurs et, hélas ! race inoffensive les dessinateurs. »

Grâce à Arago, l’assemblée avait acheté la découverte, le procédé, pour 4000 francs à Niepce et 6000 francs à Daguerre. La recension que nous livre Steffen Siegel de cet ensemble incroyable de correspondances, d’articles, originaires de tous les points du globe, permet de voir se dessiner tous les débats sur les rapports de l’art et de la photographie, sur la préférence que le public pourrait donner à la représentation plus qu’à son objet.

De cette anthologie Steffen Siegel fait œuvre littéraire. Ce qui m’amène à conclure par la citation du poète viennois Franz Fitzinger qui publie le 8 novembre 1839 cette ode à Daguerre :

Daguerre se tient pensif sur le quai
Le cœur gai et tout chagrin,
Il lève les yeux vers Notre-Dame
Qu’est-ce qui fait sa joie et son tourment ?
C’est l’art, que l’homme n’a pas encore
Libéré tout à fait de son joug terrestre :
« Et ne pouvons nous, s’exclame-t-il,
Rendre champs et logis
Aussi fidèlement que la vie même
Et que rien n’en soit perdu ?
Ah, comme il y a, entre l’œil et la main,
Une vaste étendue !-
La raison, la raison seule promet
Un suprême bonheur, la raison est lumière ! »
Ainsi parle-t-il et pense et songe,
Lentement le sommeil s’approche
Et l’enveloppe tandis qu’il se tient là,-
Et soudain une flamme – un éclair.
Il voit des êtres d’une espèce supérieure,
Assemblés sur des nuées d’or,
Des outils terrestres à la main,
Portant à la perfection
Les images dont il a l’idée.
Il voit le verre et les miroirs et le métal.
Que lui disent tous ces signes ?
Que disent les nuages de vapeur blanche,
L’éclatante couronne de laurier
Qui triomphe en vertu de la lumière,
Reflétant la Création dans son entier ?
Mais alors que la vision est au plus net,
Un coup de cloche l’anéantit.
Le dormeur s’éveille – En allé, hélas,
Le beau rêve et ses illusions !
Met alors tout son cœur à l’ouvrage,
Et pense et songe, et trime et crée,
rejette tout pour créer de nouveau,
Fidèle à sa seule volonté.
Et voyez ! – Un miracle ou pas ? –
Sublimes et radieux, les esprits
Reviennent tous vers leur maître,
Séduits par son regard souverain.
Il pense et songe et trime et crée –
La chose est faite, arrachée à la nuit !
De ses yeux – et non plus en rêve –
Daguerre, héros de l’histoire de l’art,
Voit en vrai ce qu’avec audace
Il a créé en alliance avec la lumière.

Gilles Walusinski

Steffen Siegel est professeur de théorie et d’histoire de la photographie depuis 2015 à la Folkwang Universität der Kunste d’Essen. Pendant l’année 2019/2020, il est Ailsa Mellon Bruce senior fellow à la National Gallery of Art de Washington, D.C. Parmi ses nombreuses publications, citons : Fotogeschichte aus dem Geist des Fotobuchs, Göttingen, 2019 ; Gegenbilder. Counter-Images, Vienne, 2016

Steffen Siegel, 1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie. Une anthologie. Traductions de l’allemand par J. Torrent. Traductions de l’anglais par J.F. Caro et S. Yersin Legrand, Éditions Macula, 2020

1 Commentaire

  1. Dominique Dallaire

    Bonjour, j’ai pu prolonger le travail de S.Siegel si l’on peut dire puisqu’il s’agit d’un travail commencé vers 1993-94
    L’idée était de mieux connaitre la chimie des premières photographies, puis par cette recherche de retrouver des plaques qui auraient été oubliées.
    En tout cas mon scoop existe, c’est d’avoir trouvé le véritable auteur des premières photos du port de Marseille.
    Et de comprendre que l’importance dans l’économie de ce temps était la reproduction de l’image pour la communication.
    D’où mon titre à cet ouvrage de 500 pages: -1839, l’année des photographies-
    DD.

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