Chanson de gestes –oubliés, mis au rebut, injurieux, réprimés, automatiques, de séduction– lexique muet qui dit nos nouvelles manies, nos censures corporelles, nos abandons, nos égarements…
La rame de métro semble s’être figée sur une seule position, pétrifiée. Plus aucun regard. Tous ont la tête basse, les paupières baissées. Tous tiennent entre leurs mains recueillies un objet qui, de loin, nous paraît ressembler à un missel, en tout cas un livre sacré. L’heure est sans doute aux prières. La posture de chacun est celle de la dévotion, de la soumission à un ordre, une autorité supérieure, suprême. Personne ne bouge.
Nous tentons d’attirer l’attention, tout d’abord par des toussotements. Aucun effet. Nous feignons le malaise. Aucune réaction. Nous prenons alors la barre métallique où les mains, parfois les moins lavées, s’accrochent, pour la transformer en un agrès de sexy pole dance. Pas un battement de cil, pas une paupière qui se relève. Les textes sacrés doivent contenir à n’en pas douter quelques pages licencieuses, des dessins suggestifs.
Désabusée, nous finissons par nous asseoir en essayant d’adopter la même position, les mains vides, les yeux rivés sur nos paumes ouvertes, vierges. Long temps de méditation, histoire de nous insérer dans la communauté des têtes basses. Et là, brusquement, rompant l’harmonie si difficilement acquise, l’un se met à taper violemment sur son missel, à l’aide de l’index. D’autres suivent, les plus jeunes avec leurs pouces, à toute allure. Ils frappent leurs paumes, pris d’un dégoût subit pour les textes qu’ils semblaient vénérer.
C’est là qu’avec stupeur, sans pour le coup oser lever la tête, rouge de honte, nous constatons que les livres sacrés n’étaient autres que des téléphones portables et qu’en guise de dessins osés, il n’y avait que des petits bonshommes ou des cases à déplacer pour gagner un jeu, pour battre son record de la veille. Avec autant d’effroi, nous relevons que certains ne sont pas intégrés dans la communauté. Rares, les uns font encore des mots croisés, d’autres du sudoku, d’autres encore – de plus en plus nombreux – des coloriages pour adultes avec des dessins originaux créés par Leen Margot, Cathy M, Mizu et autres artistes.
Nous n’espérons pas un clin d’œil, manifestation physique devenue obsolète, nous sommes prête à accepter un simple regard, même furtif. Rien, aucune paupière n’a frémi. Ite missa est. Nous n’avons plus qu’à envoyer des mails ou des sms, au cas où, dans nos réseaux sociaux, l’un ou l’autre consentirait à lever les yeux sur nous. Du moins sur notre photo. Et si, comme le révèle une enquête, chacun consulte en moyenne son portable 220 fois par jour, alors nous aurons une petite chance.
Marie-Christine Vernay
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