La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 19 Nov 2015
“Baigneuses au lac”, daguerréotype, pose directe sur cuivre argenté, de Félix-Jacques Moulin

“Baigneuses au lac”, daguerréotype, pose directe sur cuivre argenté, de Félix-Jacques Moulin

Ce daguerréotype, et quelques autres, valurent au sieur Félix-Jacques Moulin (1802-1879),  photographe de son état, de passer un mois en prison en 1851 pour outrage aux bonnes moeurs. Il lui vaudrait aujourd’hui les félicitations de la plus prude des associations de défense de la famille. En tout cas, à peine née, la photo s’intéressait déjà au corps de la femme. On eût été surpris qu’il en fût autrement.

Il est amusant de noter que Moulin est né la même année que Victor Hugo, lequel s’y intéressait aussi beaucoup, aux corps des femmes. Il n’est donc pas absurde de retrouver quatre images (assez chastes) du photographe précurseur de l’érotisme dans l’exposition “Eros Hugo qui vient d’ouvrir à la maison Victor Hugo de la place des Vosges. Ces Baigneuses au lac ne sont pas du nombre, c’est dommage, mais l’expo déploie quantité d’autres documents passionnants afin d’illustrer le grand écart d’Hugo entre une vie sexuelle plutôt agitée et une œuvre toujours prudente en matière de sexe (on n’y trouve aucune scène torride). “Entre pudeur et excès” est logiquement le sous-titre de cet événement.

De lac, bien sûr, il n’y a pas sur ce daguerréotype. Moulin a placé une simple glace sur le sol de son studio de la rue du Faubourg-Montmartre à Paris, ce qui nous permet de contempler deux sexes féminins pour le prix d’un et de constater que la mode de l’épilation pubienne ne sévissait pas encore. Sorti de sa geôle, le photographe s’est hâté de changer de sujet. Il a d’abord créé des compositions à partir des œuvres du sculpteur James Pradier – ce qui nous ramène à Hugo puisque Pradier a eu une liaison avec Juliette Drouet avant que l’actrice ne devienne la maîtresse adorée du poète. Félix-Jacques Moulin est parti ensuite, avec une tonne de matériel, faire un grand reportage en Algérie. Il en est rentré deux ans plus tard avec des centaines d’images qui ont fait sa renommée. Pendant ce temps, Hugo vivait son exil guernesiais en compagnie de Juliette (et de sa femme), et découvrait sur son rocher l’art de la photographie.

L’expo de la place des Vosges place en regard deux oeuvres à la symétrie étonnante. Chacune figure une femme brune enturbannée dont les seins jaillissent du corsage. L’une est un lavis d’encre rehaussée de fusain et de gouache, rare oeuvre en couleur de Victor Hugo. L’autre est un tirage sur papier salé d’après un négatif sur verre, signé Félix-Jacques Moulin. Chez Hugo, les seins sont plutôt petits (les filles à la poitrine menue aiment à citer ce mot de l’écrivain : “Aimer une femme aux petits seins, c’est être plus proche de son coeur”). Chez Moulin, ou plutôt chez son modèle Amélie, ils sont assez généreux.

Moulin deviendra par la suite le photographe quasi officiel de Napoléon III, tandis que notre poète national continuera à conchier “Napoléon le petit” en prose et en vers jusqu’à la mort de l’intéressé.

D’où l’on conclura que la politique sépare et que le sexe réunit, quelle que soit la taille de ses attributs.

Édouard Launet

Eros Hugo. Entre pudeur et excès, exposition à la Maison Victor Hugo, Place des Vosges, Paris IVe. Jusqu’au 21 février 2016.

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