Comprendre le rire chez Tex Avery, c’est d’abord revenir aux grands classiques. En l’occurrence Le Rire de Bergson (1900), ouvrage qui, malgré sa petite taille et son âge avancé, n’a pris d’autres rides que celles qu’impriment les zygomatiques. Entendons-nous bien : Bergson n’est pas un rigolo et il s’efforce à chaque page, en tentant de prendre la mesure du rire, “impertinent défi jeté à la spéculation philosophique”, de nous rappeler qu’il est philosophe.
Exemple : il balance d’emblée une hypothèse fracassante par son originalité et son universalité : “Le rire, c’est du mécanique plaqué sur du vivant” – dont il tire les conséquences avec une méticulosité d’apothicaire. Ensuite, cela se gâte, car son sens moral lui inspire qu’au fond, le rire est peut-être un signal social adressé aux marginaux en situation irrégulière pour les inciter à rentrer dans le rang. La gravité d’un Buster Keaton, ou l’apathie de Droopy, seraient-elles les figures tragiques indiquant que le rire, au fond, n’est pas si drôle ?
Pour autant, la thèse “mécanique” du Nobel de littérature 1927 fait merveille sur l’humour avéryen. Par mécanique, Bergson entend tout système de pensée rigide ou idée fixe tentant désespérément de s’adapter à la souplesse du vivant. L’opposition entre Spike, chien pour le moins basique, et Droopy, modèle de subtilité, relève de cette analyse : Spike a toujours un “plan”, une “idée” géniale pour piéger l’insaisissable Droopy, de même que le vil coyote de Chuck Jones (ex-collaborateur d’Avery) met en oeuvre des systèmes complexes pour (n’)en (jamais) finir avec le rapide roadrunner (“Mip Mip”). Le cadre fixé par Bergson s’applique donc à beaucoup de héros de dessin animé, même s’il est particulièrement ciselé chez Tex Avery.
Comme exemples d’“arrangement d’actes qui nous donne l’illusion de la vie et la sensation d’un agencement mécanique”, Bergson cite le diable à ressort, la marionnette, le comique de répétition (retour mécanique d’un même effet), l’“inversion” (l’arroseur arrosé), et l’“interférence de deux séries indépendantes”, effets comiques que l’on retrouve tous chez Avery… avec des raffinements particuliers.
L’effet marionnette se trouve par exemple dans Three Little Pups (1953) : Droopy (enfant) remonte une souris mécanique… qui se voit aussitôt poursuivie par une marionnette chat ! L’animosité entre les deux héros du cartoon se prolonge, comme si de rien n’était, via des avatars purement mimétiques ! On a là un “saut quantique” d’autant plus irrésistible que le spectateur accepte de bon coeur la supercherie, avant d’en réaliser l’énormité.
Quant à l’interférence de deux séries indépendantes, elle incite à croire qu’Avery a lu Bergson : dans Swing Shift Cinderella, le loup du petit chaperon rouge se trompe de film et rencontre Cendrillon… On reviendra dans la prochaine chronique sur ce que les spécialistes post-bergsoniens du rire appellent une “métalepse”. En attendant, on peut voir ici à l’oeuvre la parfaite logique de l’enchaînement des scènes.
Car Bergson, excellent analyste d’Avery, éclaire puissamment la logique de ses cartoons. Selon lui, c’est la logique du rêve, dont les raisonnements “contrefont le raisonnement vrai tout juste assez pour tromper un esprit qui s’endort” et mènent à une “marche à l’absurde” dont Avery est le spécialiste incontesté. De cet impitoyable mécanisme, il donne une description saisissante : “(…) on soulèvera la croûte extérieure de jugements bien tassés et d’idées solidement assises, pour regarder couler tout au fond de soi-même, ainsi qu’une nappe d’eau souterraine, une certaine continuité fluide d’images qui entrent les unes dans les autres. Cette interpénétration des images ne se fait pas au hasard. Elle obéit à des lois, ou plutôt à des habitudes, qui sont à l’imagination ce que la logique est à la pensée.”
Et le plus troublant est que cette vertigineuse plongée dans les tréfonds du subconscient avéryen précède son sujet d’un bon demi-siècle : Henri Bergson est mort en 1941, l’année où Tex Avery est entré à la Metro Goldwyn Mayer…
Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes
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