La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 04 Mai 2017

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Le thème ou la version n’est pas une traduction comme une autre. C’est un exercice généralement pratiqué dans un cadre scolaire ou universitaire, imposé à plusieurs traducteurs solitaires (tout échange d’information relevant de la fraude) invités à traduire dans un temps parfois limité un texte dont la longueur a été déterminée en fonction de la difficulté du texte source, du niveau des traducteurs (en l’occurrence plutôt qualifiés d’élèves ou d’étudiants) et du temps qui leur est imparti pour arriver au bout de la chose. Du plus ou moins grand succès ou échec à l’exercice dépendra l’octroi d’une note, car le thème et la version font en principe l’objet d’une évaluation. Bref, si tout le monde ne s’accorde pas à déterminer ce qui fait une bonne ou une mauvaise traduction (voir les différentes théories de la traduction qui s’emploient à cerner la question), en revanche tous les professionnels et amateurs du thème ou de la version devront s’accorder sur une même grille d’évaluation, mise à disposition des candidats ou implicitement connue de tous : le faux sens, c’est mal, mais moins que le contresens, qui lui-même ne constitue qu’une faute vénielle comparé au non-sens… qui nous renvoie encore et toujours à cette exigence plus que jamais salutaire pour l’élève confronté au texte : comprendre avant de traduire. Et ne pas jouer au plus malin, contrairement à ce que fait parfois le traducteur littéraire, qui a lu Cicéron et qui connaît l’enjeu : « Non enim adnumerare sed tanquam adpendere ». Ne pas restituer le même nombre de mots, mais le même poids de mots. Nan nan nan nan… Réussir son thème ou sa version, ce n’est pas traduire au poids, c’est se cogner chaque mot. Et comprendre avant de traduire, d’accord ?

C’est parti. Voici le sujet, il est court, personne ne se plaindra de ne pas avoir eu le temps de finir :

« La première étape qui doit conduire les Français à l’Élysée est franchie. » 

  1. Comprendre.
  2. Traduire.

1. Comprendre.

À bien y réfléchir, ce n’est pas si simple. L’auteur.e de la phrase a-t-il/elle vraiment l’intention de conduire tous les Français – rien que les Français – à l’Élysée ? Et s’il/elle n’en pas pas l’intention, pourquoi prononce-t-il/elle cette phrase ? 

2. À défaut d’avoir compris la phrase, chercher à savoir comment d’autres l’ont traduite. 

Sur nombre de sites anglophones, on trouvera la formulation suivante : « Le Pen [1] hailed a “historic vote” in front of her supporters, adding : “The first stage has been passed.” » J’ignore qui est l’auteur de cette traduction citée et re-citée, mais j’ai envie de lui dire : mon pote, ce que tu fais là, c’est un contournement d’obstacle en bonne et due forme. Qu’as-tu fait des Français qu’on doit conduire à l’Élysée, collègue ? Face à l’adversité, tu regardes ailleurs et tu passes à côté en sifflotant. Un jour d’examen, ça peut valoir cher. Un peu comme une omission : le correcteur sanctionne à la place du passage non traduit la plus grave faute commise au même endroit par un autre élève. Histoire de ne pas favoriser les feignasses, les qui se croient plus malins. 

Je continue mon tour du monde des traductions dont j’ai l’intention de siphonner la substantifique moelle, et je passe à la version espagnole : « La primera etapa que debe llevar a los franceses al Elíseo está superada. » Hé, tu me prends pour une quiche, collègue ? Tu vas me faire croire qu’avec ta traduction mot à mot tu as compris le sens de la phrase ? Sais-tu même ce qu’est l’Élysée, que tu traduis allègrement par Elíseo, que le dictionnaire de la Real Academia española (respect) me donne comme un terme emprunté à la mythologie sans préciser, comme le fait de son côté le Trésor de la langue française (respect itou), que le Palais de l’Élysée, ou l’Élysée tout court, désigne « le siège de la présidence de la République [française] » voire, par métonymie, « la présidence [française] elle-même ». Mais qui connaît, en France, l’adresse du roi d’Espagne, ou celle du siège du gouvernement espagnol ? J’en déduis qu’un hispanophone comprendra, à la lecture de cette phrase, que Marine Le Pen a l’intention de conduire les Français à l’Élysée, soit dans cette « région des enfers où séjournaient après leur mort les héros et les hommes vertueux ».

Si je comprends bien : la première étape qui nous conduira tous en enfer a été franchie ? 

Exercice pour la semaine prochaine : traduire « ni ni ».

Christilla Vasserot
Le coin des traîtres

[1] Car c’est bien elle, au soir du premier tour de l’élection présidentielle française, le 23 avril 2017. 

Leon Bakst, Elysium (1906) - Tretyakov Gallery, Moscow

Leon Bakst, Elysium (1906)

 

0 commentaires

Dans la même catégorie

La maîtresse, l’amante et la fillette

Si vous êtes adeptes des réseaux sociaux qui vous connectent au monde entier, et dans toutes les langues, vous aurez remarqué qu’il n’est point besoin de parler la langue du cru pour aller voir ailleurs. Une traduction simultanée est en effet désormais proposée par la plupart des réseaux qui publient du contenu en ligne. C’est pratique. Mais dangereux.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

IA et traduction littéraire

Deux associations de traducteurs, l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) et Atlas (Association pour la promotion de la traduction littéraire) ont publié une tribune conjointe intitulée « IA et traduction littéraire: les traductrices et traducteurs exigent la transparence ». Elle alerte sur la propagation de l’IA dans le domaine de la traduction.