La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Je suis une serial
| 22 Fév 2017
Le coin des traîtres: pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Le Divan © Freud Museum London

LUI : assis dans son fauteuil, on n’entend pas ce qu’il dit.
ELLE : allongée sur le divan.

ELLE. — Parce que vous, vous… ? Ah mais, parce que moi, vous comprenez, on me dit : vous le trahissez, ou tu le trahis, c’est de la trahison, c’est vrai, on peut dire que je le trahis, mais au fond, moi, je ne veux pas, je ne veux pas le trahir, ce n’est pas mon intention, pas mon but, pas mon propos, parce que trahir, c’est déjà trop, c’est en faire trop, je reste à ma place, moi, si je le trahis, ce n’est pas volontaire, rien à voir avec la bonne vraie trahison, la vieille grande trahison. Pas de génie qui ne trahisse, alors, trahison, hein, trahison ! Vous pensez ! À d’autres ! Et puis trahison, c’est vite dit, c’est trop facile, il y en a qui ne trahissent pas, qui sont fidèles. Trahison, fidélité, les grands mots… Mais à moi, on me dit toujours : « Non, c’est obligé que tu trahisses, c’est obligatoire, c’est dans l’ordre des choses, c’est comme ça, tu le trahis. Que tu le veuilles ou non. C’est comme ça. » Point. Bon. Ah ! Et puis le voilà, l’autre. Ah, l’autre, n’en parlons pas, ou plutôt, si, parlons-en, il se ramène, il la ramène, il arrive, il est là, avec ses yeux, avec ses mains, il me dit « ah, ma chère, votre… », et tout en lui, ses yeux, ses mains, tout me dit « tu me trahis », et pas seulement « tu me trahis », mais « tu me prends, tu me pilles, tu es une voleuse », c’est ce que je lis dans ses yeux, c’est ce que mes oreilles entendent. « Voleuse ! Voleuse ! » Alors, moi, vous comprenez, moi, je recule, je renonce. Je me liquéfie, je disparais, je m’annihile. Noir, rideau, l’ombre, la solitude, le puits. Là en bas, je me raidis. Je me cramponne. Cherchez l’erreur ! moi, je ne vole pas, moi, je donne, je donne mon cœur, je donne mon corps, je donne mon esprit, mon savoir, mon temps, ma force, je me fais toute petite, je suis toute générosité, GÉNÉROSITÉ, don total, et je fais tout, tout ça pour rien, ou si peu, je m’efforce d’être… Ouais, d’accord, mais moi, vous comprenez, bon, moi. (Elle sanglote.) C’est pour bien faire. (Elle pleure encore un peu, s’essuie les yeux.) Je me donne un mal de chien. Voyez mes yeux, voyez mon cœur. Des bons yeux de chien, un brave cœur de chien. Toutou ! Je lui lèche les mains, je l’aime. Je l’aime, je l’admire, vous comprenez, je l’aime, je le voudrais tout entier à moi, toujours avec moi, je suis lui, il est moi. Il est à moi. Je lui saute dessus, je l’attrape, je l’emporte, je l’étreins, je le retourne comme une crêpe, je le serre, je l’étouffe, mon amour, MON AMOUR, je t’aime, je t’aime tellement. Pas vous, lui. Je l’adore. J’ai des ailes, je m’envole, il est dans mes bras, je redescends, je le porte, je le transporte, je le berce, je l’enveloppe, je le caresse, il est à ma merci. Je me penche sur lui, je vis penchée sur lui — non je ne lui fais pas une pipe, vous croyez qu’il m’a attendue pour ça ? Mais attendez, dans le fond, oui, vous brûlez, vous y êtes ! Je le tiens, je le lèche, je le suce, je le tête, je pourrais le manger si je voulais, je pourrais le bouffer, d’ailleurs je le bouffe, c’est ça, je le bouffe, je le dépèce, je le dévore, je le triture, je le mâche, je l’engloutis, je le digère et enfin je le restitue, mais dans quel état, dans quel état ! Une crotte. Une pauvre crotte, une crotte de chien… Qui se change en or, comme vous y allez ! De l’or, vous en connaissez, des riches, dans ce métier ? Et quand je dis métier ! Magie, oui ! Alchimie ! Je pousse et voilà l’objet. Il est là posé, trahi, trompé, réduit, ratatiné… L’auteur ? Si je mange l’auteur ? Oui, l’auteur, évidemment. Non, stop, arrêtez, pas l’auteur, le texte, je ne sais plus, l’auteur, le texte, l’auteur, non le texte. Oui, le texte, que croyez-vous qu’on traduise, nous autres ? Qu’est-ce que vous croyez que JE traduis ? Que savez-vous ? Écoutez-moi au lieu de parler, vous n’y comprenez rien. J’ai bouffé le texte ! Disparu ! Consumé. Transmué. Laminé. Raplati. Moulu. Il est mort, je l’ai tué, c’est un meurtre, un meurtre d’amour, mais un meurtre quand même. Par manducation, par dévoration, par traduction. C’est ça mon drame, je le traduis tous les jours à petit feu, je les traduis, tous, tous, les uns après les autres, je suis une serial(Elle étouffe. Râle.)

Denise Laroutis a traduit de l’espagnol des romans (Javier Tomeo, Manuel Vázquez Montalbán, María Luisa Bombal, Juan Carlos Onetti, Rosa Chacel, Alvaro Pombo, Enrique Vila-Matas, Rafael Chirbes, Alejandro Zambra…) et du théâtre (Marco Antonio de la Parra, Andrés Caicedo, Victor Viviescas, Federico García Lorca, Pedro Calderón de la Barca, Lola Arias, Alejandro Moreno Jashés…). Elle est vice-présidente de la Maison Antoine-Vitez – Centre international de la traduction théâtrale. Également éditrice, elle a fondé en 2013 les éditions Feuilles.

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