La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

26 – Jeudi 8 juin, 20 heures
| 26 Juil 2022

Une enquête prend parfois un tour inattendu. J’ai beaucoup hésité avant de me décider à venir sur le plateau. Billot me l’avait déconseillé. Mais vous connaissez Billot. Sa pudeur, sa réserve. Il n’est pas très prolixe. Il n’aime guère se montrer devant une caméra. La communication n’est pas son affaire. J’ai appelé le procureur. C’est un homme d’engagement. Foncez! m’a-t-il dit sans plus de façons. Le public a le droit de savoir. La vérité, c’est toute la vérité. On ne mégote pas avec les révélations. Et c’en est une, je vous l’assure. Si vous mentiez par omission, on vous le reprocherait. Rien ne doit échapper à la vigilance de nos concitoyens. Le secret fleure bon l’Ancien Régime. Allez-y! Vous allez faire grimper l’audimat. Quel succès pour nos services de police trop souvent vilipendés. Mais désormais nous occupons l’antenne. Nous tenons le public en haleine. Et le mérite vous revient tout entier. Moi-même je ne peux m’empêcher d’allumer le poste à l’heure du journal. Il faut parler.

Voilà. Le dernier rebondissement de l’enquête touche à ma vie privée. Il est étrange de constater à quel point une affaire étend sans cesse ses ramifications jusqu’à vous atteindre dans votre chair. Je n’irai pas par quatre chemins. Il s’agit de ma femme, Isabelle, née Verbat. Elle connaissait l’artiste. Ils avaient, semble-t-il, une liaison. La nouvelle m’a bouleversé bien qu’Isabelle et moi soyons séparés depuis huit mois. Nous avons entamé la procédure de divorce il y a peu. Personnellement je n’y tenais pas. Je savais pourquoi elle était partie et je pouvais espérer qu’elle reviendrait un jour. Quand nous connaissons les raisons, nous pouvons tenter d’agir sur les événements. Mais le comportement d’Isabelle s’est révélé contradictoire, illogique, irrationnel: elle a pris un amant au lieu d’attendre patiemment le calme après la tempête.

Je ne parle pas de l’artiste. Jusqu’à ce lundi j’ignorais tout de cette histoire d’amour. Ou plutôt de cette passion insensée qui a conduit Isabelle à se lier à un chanteur de variété. Si vous connaissiez ma femme comme je la connais, vous comprendriez à quel point cette aventure ne lui ressemble pas. Ce n’était en revanche pas le cas de son premier amant, un collègue de la fac où elle travaille. Isabelle enseigne la psychologie à la Sorbonne nouvelle. Elle fréquentait déjà cet homme quand nous vivions ensemble. Il était venu dîner chez nous à plusieurs reprises. Nous avions évoqué l’actualité, la politique, les arts et les spectacles. Mon métier l’intriguait. Comment conduire une enquête, l’examen des témoignages, la vérification des alibis. Ce dernier point l’intéressait particulièrement. J’aurais dû me méfier. En même temps je ne pense pas qu’il y ait eu quoique ce soit entre Isabelle et lui tant que nous n’étions pas séparés, mon épouse et moi.

Il attendait probablement son tour, il guettait un faux pas de ma part qui précipiterait Isabelle dans ses bras, animée par le dépit et la soif de vengeance. Leur goût commun pour la psychologie les rapprochait sans doute. Mais de l’amitié au sexe, il y a un pas que je ne croyais pas Isabelle capable de franchir. L’homme est quelconque et peu intelligent, malgré ses diplômes et sa chaire prestigieuse. Elle et lui ont peu ou prou le même âge. Isabelle a fêté ses quarante ans au début de l’année (elle est du 3 janvier). Elle est ce qu’on appelle une femme mûre. D’ordinaire les hommes préfèrent les jeunes filles, nymphettes, étudiantes et autres têtes de linotte. Elles flattent leur virilité surtout lorsque celle-ci décline. La malchance a voulu que cet universitaire jetât son dévolu sur une femme de son âge. De la part d’un cérébral il n’y a sans doute rien d’étonnant à ce choix. Je les imagine volontiers discutant de Freud après avoir baisé. Personnellement je juge cela un peu dégoûtant. Il y a un temps pour tout.

Quand je baise, je baise, me répétait Nicole, la jeune femme qui a précipité le drame. Nous commettions l’adultère. Elle était vive, pimpante, jeune. Elle me plaisait. Que peut-on ajouter d’autre? Je ne pensais pas refaire ma vie avec elle. Les coups de tête ne sont plus de mon âge. J’ai quitté rapidement Nicole. Les prétextes ne manquent jamais lorsqu’il s’agit de rompre. Dire à une femme qu’on a cessé de la désirer est pénible. C’est un mauvais moment à passer. L’incrédulité qui se lit sur son visage vous laisse pantois. Il ne s’agit jamais que d’un jeu. Or les êtres humains pour la plupart prennent ce plaisir très au sérieux. Ils s’attachent, ils échafaudent des châteaux en Espagne, ils dramatisent. Nicole l’avait très mal pris alors que je croyais l’affaire entendue entre nous. Elle fit du scandale, elle menaça un temps de mettre fin à ses jours avant de se reprendre de façon violente et subite. C’était désormais mon existence qu’elle désirait anéantir. Elle n’avait fait ni une ni deux. Elle alla attendre Isabelle à la sortie de son cours. En pleurs, pathétique, elle lui raconta par le menu notre courte aventure qui n’avait pas duré plus de six semaines. J’étais l’homme de sa vie, prétendait-elle sans soupçonner ne serait-ce qu’un instant la blessure qu’elle infligeait à mon épouse. Celle-ci, je dois le reconnaître, réagit très bien en traitant l’autre de folle. Nicole en resta comme deux ronds de flan.

Le soir Isabelle me faisait une scène. Le lendemain elle prenait ses affaires et emménageait chez sa sœur. J’imagine qu’elle décida ensuite de prendre un amant moins pour satisfaire une libido qui paraissait défaillante depuis quelque temps que pour m’atteindre au cœur. Quel plaisir en effet pouvait-elle espérer trouver dans les bras de ce paltoquet? Par le passé elle m’avait dit à plusieurs reprises qu’elle le jugeait quelconque. Elle coucha avec lui par dépit. N’est-ce pas absurde? J’attendais le moment de me remettre en ménage avec mon épouse pour avoir avec elle une conversation à ce sujet. Isabelle a soutenu une thèse sur la psychologie des hommes de pouvoir. De l’Ambition et de ses rapports avec la libido. J’ai lu ce pavé de mille pages avec beaucoup d’intérêt. Isabelle n’est pas la première venue. Pourtant, avec tous ses diplômes, elle manque de psychologie lorsqu’il s’agit d’examiner son propre cas.

Il en va autrement dans l’affaire du chanteur. Je dois reconnaître sur votre antenne qu’Isabelle m’impressionne. Entretenir une liaison avec l’artiste n’est pas à la portée de tout le monde. Voyez cette pauvre Lizz. Dans cette histoire mon étonnement l’emporte sur la jalousie. Je serais presque flatté. Je ne comprends pas en revanche comment ma femme est entrée en contact avec un être si difficile à approcher. Isabelle n’est pas du genre groupie. Elle ne fréquente pas les concerts populaires. Je la vois mal déchirer son corsage en se démenant comme une hystérique au pied du podium où sont aussi les pieds de l’artiste. Isabelle est tout en retenue, froide quelquefois même. Pourtant les messages que nous avons découverts sur le portable de l’artiste montrent une sensualité à fleur de peau et une passion torride. Isabelle a perdu l’esprit.

Elle est aujourd’hui entendue par un officier de police extérieur à l’affaire. Pour des raisons évidentes je ne peux l’interroger moi-même. L’entretien tournerait à l’aigre. Billot n’y tenait pas davantage. Isabelle et lui se connaissent bien et s’apprécient, je crois. Billot me demandait régulièrement de ses nouvelles avant notre rupture. Tu as joué au con, m’avait-il déclaré quand il sut. J’avais eu la mauvaise idée de lui présenter Nicole. Il la jugea sans intérêt. Une petite sotte, selon ses propres mots. On ne trompe pas une femme comme Isabelle pour. Billot prend volontiers le parti de la veuve et de l’orphelin. Il est un peu raisonneur. Voyez son attitude à l’égard du petit footballeur. Peut-être aurait-il dû exercer le métier d’éducateur social. Ou prêtre. Je ne sais pas. Avec cela je ne dis pas que ce ne soit pas un bon flic. Sérieux, sourcilleux, il a le sens du détail.

C’est d’ailleurs lui qui a retrouvé le portable du chanteur la semaine dernière. L’appareil dut tomber de la poche de sa veste quand il s’était écroulé sur le sable. La scène se passait de nuit. L’assassin, sans doute pressé de se débarrasser du corps, ne prit pas le temps de ramasser le téléphone de la victime. Le vent soufflait ce jour-là. Les nuages empêchaient la lune de scintiller. Une nuit de Walpurgis. On n’y voyait pas à deux mètres, me raconta le patron du chalutier. Lui pensait qu’il serait impossible de prendre la mer le lendemain. Mais au matin le calme était revenu. Le soleil brillait. Ce fut une très belle journée, un peu chaude sans doute, mais c’est la tendance actuelle. Ce matin encore le thermomètre affichait déjà 27 degrés. Le meurtrier ne devait pas avoir froid aux yeux pour affronter les vagues à bord de ce qui n’était sans doute qu’un frêle esquif. Une barque ou plus probablement un Zodiac. Épouvanté cependant par le tumulte des flots il lui fallut jeter le corps moins loin du rivage qu’il ne l’avait prévu. Flip flop. En moins de deux secondes l’artiste coulait à pic avant d’être emporté par un courant puissant. Comme tous les corps morts, il remontait à la surface. C’est un principe de physique. On n’y peut rien. Les corps remontent, les morts reviennent. Ils nous hantent.

Dans sa malchance, je parle de la météo, le tueur eut de la veine. Le vent qui soulevait le sable effaça les traces de son passage. Au matin la plage avait des allures de petit paradis, n’étaient les sacs plastiques bien sûr qui polluent nos rivages. Un de ces sacs à l’enseigne d’un hypermarché situé à deux kilomètres s’était accroché au téléphone portable pendant que les autres poursuivaient leur course pour finir dans les dunes, prisonniers des oyats. C’est ce petit détail qui a retenu l’attention de Billot vendredi dernier. Perspicace Billot. Il apercevrait une aiguille dans une botte de foin. En ramassant le sac (Tiens! Qu’est-ce qu’il fout ici celui-la? s’était-il exclamé), il a découvert le téléphone.

Billot observe, scrute, déniche, ramasse au besoin mais ne sait plus ensuite quoi faire de ce qu’il a entre les doigts. Billot n’a pas le sens de la déduction. Ce défaut lui jouera des tours. Il a noté les changements qui affecte depuis quelque temps le comportement de son épouse. Simone rentre tard le soir. Elle ne répond au téléphone qu’une fois sur deux. Elle s’absente sans raison. Billot le constate mais ne tire pas les conclusions qui s’imposent.

Il s’apprêtait à jeter le portable dans une des poubelles qui ornementent la plage tous les cent mètres quand je lui ai dit stop, Billot. Stop. Nous tenons peut-être un élément de preuve. Quelques heures plus tard l’appareil était examiné, analysé, décortiqué par la police scientifique. Outre les empreintes de mon adjoint se trouvaient aussi celles du chanteur. Billot avait eu la main heureuse. Nous avions quoi, une chance sur un million de découvrir le portable de l’artiste sur une plage longue de plusieurs kilomètres. Les sacs plastiques sont parfois utiles. Il faut reconnaître qu’il n’existe qu’une seule route qui permette d’arriver à la plage en voiture. Et nous nous trouvions au débouché de cette départementale qui achève tranquillement son parcours dans un parking où l’on ne peut pas garer plus de dix voitures. C’est commode pour les vacanciers pendant la période estivale. Parce que les écologistes ont refusé de laisser la mairie agrandir l’endroit, les plagistes sont obligés de se trimballer à pied leur pique-nique, le parasol, les sièges pliants, les enfants encore sur une distance de cinq kilomètres.

À minuit évidemment le parking de la plage devait être désert. L’agresseur aura garé là sa voiture. Ce ne sont que des suppositions. Nous n’y étions pas. Et le vent soufflait, le sable virevoltait. Il y avait du sable dans tous les recoins du portable de l’artiste. Les experts ont eu le plus grand mal à relever les empreintes. Car le sable, outre qu’il recouvre tout, est aussi un abrasif puissant. Le plus dur ensuite a été de déverrouiller l’appareil. Notre service a contacté l’opérateur afin d’obtenir le code secret qu’il a bien sûr refusé de communiquer en invoquant le respect des données personnelles. Où va-t-on? Billot a rappelé sans succès. J’ai dû intervenir. J’ai contacté le procureur qui a transmis au Préfet de police. L’affaire est montée jusqu’au ministre. Où va le monde? Il a fallu l’intervention du président de la République pour convaincre l’opérateur de passer outre la loi. Ces manigances ont duré plusieurs jours et nous ont retardés dans notre travail, pourtant suffisamment difficile. Jamais je n’ai été confronté dans mes enquêtes à un tel bazar.

Comment mon épouse a-t-elle pu se trouver mêlée à cet imbroglio? Les messages qu’elle envoyait régulièrement à l’artiste laissent rêveur. J’ai d’abord douté. Il s’agissait d’un homonyme. Mais Billot avait pris soin de vérifier l’identité de l’expéditrice. Lundi soir, les messages avaient été décryptés dans la journée, il s’est approché de moi à pas feutrés. Ses manières étaient doucereuses, lui d’ordinaire si franc. Il m’a demandé de mes nouvelles. Nous nous étions vus deux heures plus tôt. J’ai cru Billot tout à fait dérangé. Il a évoqué le temps, la chaleur accablante. Vous ne croyez pas que ça tourne à l’orage? Il tergiversait. Je ne suis pas idiot. Il y avait anguille sous roche. J’ai songé à un nouveau meurtre. Le petit footballeur par exemple. Mais dans ce cas Billot aurait eu la larme à l’œil. Je me suis rappelé Maître Baillencourt. Il me semblait pourtant qu’elle avait retiré sa plainte. Peut-être les Brésiliens avaient-ils encore fait du grabuge. Nous venions de les libérer. Vous voyez à quel point j’étais loin du compte.

Billot gardait le silence, de plus en plus embarrassé. Il se tenait droit devant moi, les bras croisés dans le dos, à la façon d’un professeur en train de morigéner un cancre. Venait-il m’apprendre que j’étais dessaisi de l’enquête? Bon, patron, a dit Billot. Lisez ça. Il m’a tendu une liasse de feuilles qu’il cachait derrière lui et a quitté le bureau sans un mot. Les techniciens ont imprimé sur un format A4 les quelques 1800 messages que mon épouse avait adressés à l’artiste. Les dates et heures d’envoi figurent en en-tête de chaque texte.

En moyenne Isabelle écrivait une vingtaine de fois par jour. Le premier message était du 25 décembre. Je n’en croyais pas mes yeux. Chaque semaine les missives devenaient plus intimes. Elle commence à lui écrire mon chéri le 6 février. Le 15 apparaît mon trésor. Le 16 elle passe à mon amour. Le même jour dans la soirée nous avons droit à mon plus bel amour. Charmant. Le 17 elle innove avec mon tourtereau. Je craignais la suite. Le 20 elle commence à délirer et lui écrit mon albatros. Le 21 elle persiste avec mon géant. La plupart du temps elle lui écrit des mots brefs et sans aucune espèce d’intérêt. Elle signale où elle est. Je sors d’un cours de licence et je ne pense qu’à toi. Elle prend de ses nouvelles comme on demanderait à un malade dans quel état il se trouve. Le 25: Mon poussin (il n’est donc plus un géant: allez comprendre les femmes), ne t’abîme pas la voix. C’est en mars que les échanges se corsent. Adieu poussin, tourtereau et autres métaphores animalières. Mon épouse monte en puissance.

Le 2 de ce mois elle franchit un cap avec Mon petit cul. Je rappelle qu’elle s’adresse à l’artiste. C’est son anatomie et non celle de ma femme qui est ici invoquée. Je souligne la chose pour celles et ceux qui sont peu au fait des folies de l’amour. Tout le monde n’a pas vécu une grande passion. La suite est du même ordre. Le 14 surgit l’inévitable Mon beau phallus. Le vocabulaire est cependant encore retenu. A la fin du mois les barrières lâchent, les digues cèdent. Les appellations deviennent pornographiques. Je n’en retiendrai que deux. Le public me pardonne. Mon gland à suçoter, comment vas-tu? Deux jours plus tard elle récidive avec Ma grosse pine, tu manques à ma chatte. Isabelle se trouvait donc en plein délire érotomaniaque lorsque la bague du chanteur a été volée, le 11 avril s’il faut le rappeler.

L’enquête avance, s’emballe, elle quitte les sentiers battus. Nous touchons au cœur de l’affaire. La libido de l’artiste.

 

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