Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…
Quand on traduit une phrase, on éteint le visage de celui qui l’a prononcée ou écrite, la lueur dans ses yeux
Rodrigo García, Golgotha Picnic
Traduire un auteur vivant offre la possibilité de l’interroger sur le sens de telle ou telle phrase ou expression, lever des doutes, confirmer ou infirmer des hypothèses, etc. Possibilité que le traducteur n’est pas tenu d’exploiter puisque c’est l’œuvre qui est soumise à traduction, et non les intentions de son auteur. En d’autres mots, c’est le texte qui recèle les clés de sa traduction et c’est là que le traducteur doit avant tout les chercher. Mais il est un cas où la parole de l’auteur s’impose au traducteur : lorsqu’il s’agit de traduire une pièce de théâtre mise en scène par l’auteur, voire jouée par l’auteur. En d’autres termes, lorsque l’auteur reprend les droits sur son texte, pour l’extraire des pages du livre et lui donner une nouvelle vie sur la scène d’un théâtre. Exemples.
L’Histoire de Ronald, le clown de McDonald’s, spectacle écrit et mis en scène par l’Hispano-Argentin Rodrigo García, créé d’abord au festival Citemor (Portugal) en août 2002, puis en France lors de l’édition 2004 du Festival d’Avignon, en espagnol, avec un surtitrage français. Comme pour les films diffusés en V.O. et sous-titrés en français, le surtitrage obéit à un principe simple : il donne à lire la traduction écrite de ce qui est dit sur scène. Plus simple à dire qu’à faire, et l’on reviendra une autre fois – promis ! – sur ces questions de sur et de sous-titrage. Pour l’heure, surtitrons donc traduisons ce que les comédiens disent sur scène.
– Mais que disent-ils ?
– Ça dépend…
– Ça dépend de quoi ?
– En fait, ça dépend d’où…
Eh oui, traduire un spectacle vivant, c’est traduire du mouvant, ce qui n’est pas figé sur la page d’un livre, ce qui est autorisé à se métamorphoser chaque soir, au fil des représentations. Et quand le metteur en scène se trouve être aussi l’auteur de la pièce, rien ne l’empêche d’y introduire quelques modifications. Ce que Rodrigo García ne s’interdit pas de faire, surtout lorsqu’il s’agit d’instaurer une connivence avec les spectateurs. Dans la version originale de la pièce, toute une famille regarde des dessins animées, des personnages célèbres et des émissions qui sont autant de souvenirs d’enfance dont les images sont projetées sur scène : Tom et Jerry, Les Fous du volant, Charlie le Coq (on connaît) ; Rafaella Carrà (le spectateur français en a peut-être entendu parler – « Ah ah ah ah… A far l’amore comincia tu » –, surtout depuis que Bob Sinclar a dépoussiéré la chose – la chanson, s’entend) ; Pipo Pescador (ça se corse, mais l’auteur pense à nous et précise : « un pédé qui présentait une émission pour enfants » ) ; Gaby, Fofo, Miliki et Milikito (vous connaissez ?) et la fameuse chanson « Vamos de paseo en un auto feo » (et celle-là, vous la connaissez aussi ?)… Là, c’est le metteur en scène qui pense au public français, change non seulement le texte mais aussi les images projetées, remplace une chanson par une autre, des clowns par d’autres. Voilà comment Carlos, Chantal Goya, un lapin et un chasseur firent leur apparition au Cloître des Carmes, en plein Festival d’Avignon. Voilà aussi comment une traduction devint une adaptation.
Adapter ou ne pas adapter, that is the question… Telle n’est pas, en principe, la tâche du traducteur. Mais les grands principes font parfois les grands traîtres et les théories de la traduction sont aussi là pour être enfreintes de temps à autre. Exemple dans une autre pièce de Rodrigo García, Fallait rester chez vous, têtes de nœud [1], où José María Aznar a été traduit – quoi ???!!! – par Jacques Chirac – heeeeiiiiin ???!!!! – dans une version française publiée en 2002, d’ores et déjà obsolète – Jacques qui ?? – mais sauvée par une note de bas de page – oh noooon, pas la note de bas de page – précisant que « ainsi que le préconise l’auteur, les références à l’actualité politique et sportive espagnole ont fait l’objet d’une adaptation, qui pourra varier en fonction des lieux et dates de représentation ». La note de bas de page, souvent aveu de mise en échec de la traduction – quand elle explique un jeu de mots « intraduisible » ou qu’elle précise une référence incompréhensible au lecteur français, par exemple –, recrée ici, paradoxalement, du vivant, du mouvant, du modifiable. Paradoxalement car l’écrit peut, au contraire, figer le vivant.
Exemple avec un spectacle de l’Espagnole Angélica Liddell, La Maison de la force, écrit, mis en scène et joué par elle-même (entre autres) au Festival d’Avignon en 2010. La pièce a été créée un an plus tôt en Espagne ; pour le public français, c’est une découverte. Dans la deuxième partie du spectacle, le violoncelliste Pau de Nut entre sur scène, ainsi annoncé par Liddell : « Et voici Pau. Je lui ai demandé de venir jouer du violoncelle. On a décidé de faire entendre un Vénitien. On s’est dit que Vivaldi ferait l’affaire mieux que personne. On aimait bien le « Cum dederit », dans le Nisi Dominus de Vivaldi. Mais nous, on préfère l’appeler : ‘Bordel de merde, je suis au bord des larmes’. » Rires des spectateurs. Réplique improvisée de Liddell ce soir-là : « Pero a nosotros no nos da risa. » Quelques rires, plus rares, dans le public. Pause sur scène. Panique de la traductrice en régie. La pause se prolonge. La traductrice improvise à son tour un surtitre, au cas où. Et ça tombe bien, Liddell répète, avec surtitrage cette fois : « Sauf que nous, ça nous fait pas rire. » Puis la pièce reprend son cours, le surtitrage aussi.
Verdict d’une spectatrice :
– On a failli y croire.
– À quoi ?
– À l’improvisation.
– Mais c’en était une…
– Mais non, c’était surtitré !
Et voilà comment la fidélité au texte devint trahison du spectacle vivant.
Christilla Vasserot
Le coin des traîtres
[1] Attention à ne pas confondre les têtes de nœud et les fils de pute…
Les pièces de Rodrigo García Fallait rester chez vous, têtes de nœud, L’Histoire de Ronald, le clown de McDonald’s et Golgotha picnic, ainsi que La Maison de la force d’Angélica Liddell, sont publiées aux éditions Les Solitaires intempestifs.
[print_link]
0 commentaires