La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Fixer une existence
| 18 Mar 2016

Ulrike Edschmid, La disparition de Philip S., éditions Piranha, 2015“Les photographes sont sur place avant les ambulances”, Philip S. gît aux côtés d’un jeune policier, mort lui aussi, une tache brune sur la poitrine.

Ulrike Edschmid écrit plus de quarante années après La disparition de Philip S. qui fut son amant, de 1967 à ce jour de mai 1975 qu’elle tente aujourd’hui de comprendre. Dans L’homme révolté, Albert Camus cite Netchaïev : “Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance. Il ne doit avoir ni relations passionnelles, ni choses ou être aimés. Il devrait se dépouiller même de son nom. Tout en lui doit se concentrer dans une seule passion : la révolution”. Camus ajoute qu’avec Netchaïev, “pour la première fois, la révolution va se séparer explicitement de l’amour et de l’amitié”.

Venant de sa Suisse natale, Philippe S. arrive à Berlin à la fin de l’été 1967 pour entrer à l’Académie du film. Il a 20 ans, Ulrike Edschmid en a 27, elle vient de se séparer du père de son jeune fils et, parce qu’elle utilise le téléphone mural de l’Académie, croise Philip S. et en tombe amoureuse. Le livre qu’elle nous donne de cet amour qui s’évanouit avec la disparition volontaire de son compagnon est construit comme un scénario de film alternant le récit de leur aventure commune et les flash-back sur la mort de Philip S., dévoilée dès la première page.

La boîte métallique contenant la bobine du Voyageur solitaire ne quitte pas Philippe S. Ce film expérimental qu’il a réalisé à l’Académie du film de Berlin est comme un testament que sa disparition ne peut expliquer. Nous ne saurons pas si Philip S. a lu Netchaïev mais sa disparition programmée, sa volonté de perdre son identité pour finir achevé d’une balle dont le tireur était persuadé de liquider un révolutionnaire me renvoient au souvenir de cette même époque, ici, et d’une révolution manquée. Et comment ne pas penser aux frémissements d’un possible recommencement ?

Ulrike Edschmid nous donne l’image de Philip S. arrivant à Berlin vêtu d’un long manteau noir, de chemises brodées à ses initiales et s’étonne de cette ceinture en cuir faite d’un collier pareil à ceux que portent les veaux suisses. Elle nous livre les détails du renvoi de quelques étudiants de l’Académie du film, de la désinformation populiste du quotidien Bild Zeitung, de la provocation d’un homme venu un 11 avril, deux armes et le Bild Zeitung en poche, avec l’intention de tuer un délégué étudiant, puis des manifestations contre ce journal qui dégénèrent, empêchent sa distribution. Le récit des événements menant à l’arrestation d’Ulrike et de Philip S., suspectés de faits qu’ils n’ont pas commis, conduit le lecteur à accompagner Philip S. dans son renoncement au cinéma expérimental pour devenir chauffeur de taxi, couverture de ses activités clandestines. 

À Zurich, dans la boutique des frères Volpi, Philip S. s’était fait offrir par son père un appareil photo qu’il voulait simple ; il avait choisi un Nikon F et trois objectifs de 28, 50 et 105 mm. Je ne peux rester insensible à ce choix qui fut aussi le mien en quittant la faculté des Sciences d’Orsay pour l’école de la rue de Vaugirard en octobre 1967.

À Orsay, à cette époque, la recherche semblait inaccessible à un étudiant allergique à un enseignement sclérosé, asséné comme matière bonne à avaler sans digestion possible, et à un syndicalisme déjà impuissant, traversé de luttes intrigantes entre courant lambertiste et jeunesses socialo-chrétiennes. Passer d’Orsay à “Vaugirard” et vivre ensuite des états généraux de la photographie et du cinéma, c’était vivre les prémisses et l’échec annoncé d’une révolution indispensable !

 Dans le même temps à Berlin, “en mai 1968 sont promulguées des lois qui menacent les libertés fondamentales, des lois d’état d’urgence qui autorisent à ouvrir des lettres, à écouter des conversations téléphoniques et à suspendre des droits inscrits dans la Constitution. En signe de protestation, tous les étudiants de Berlin se mettent en grève. L’Académie est occupée et rebaptisée du nom du documentariste russe Dziga Vertov.”

Ulrike Edschmid nous conte sa détention en même temps que celle de Philip S. Nous assistons à leur vie en petite communauté – qu’elle montre possible – ainsi qu’à la transformation de Philip S. en marginal révolutionnaire, lisant Marcuse, Adorno, Benjamin, oubliant jusqu’à son nom et renonçant à son amour pour une cause qui ne sera pas celle de sa mort. 

Je lis un article qui relate la nuit du 8 au 9 mai : à une heure du matin, un homme souffrant d’insomnies se tient à sa fenêtre, dans le quartier de Cologne-Gremberg. Croyant voir des voleurs de voitures sur le parking attenant à son immeuble, il appelle la police. Les quatre voitures de patrouille arrivent sur le parking au moment où une voiture de petite taille s’engage vers la sortie, tous feux allumés. Les policiers lui barrent la route et contrôlent l’identité de ses trois occupants. Les faux passeports de Philip S. et de l’homme qui occupe la banquette arrière, qui est aussi recherché, n’éveillent pas les soupçons. Mais la carte d’identité du conducteur, qui est une vraie, fait apparaître sur le fichier informatique de la police le mot ‘anarchiste’. La situation se tend alors brutalement, les policiers dégainent leurs armes et ordonnent aux trois hommes de descendre du véhicule.”

Philip S. s’élance, sans qu’on sache s’il fuit la menace de retourner en prison ou s’il fuit tout simplement ce monde qu’il refuse. L’arme qu’il porte riposte au tir d’un des policiers, jeune et beau nous dit Ulrike Edschmid, mort sur le coup, une tache brune sur la poitrine. Philip S. gît sur le parking, une jambe prise dans un barbelé. Le policier H., comme il est dit au procès, a tiré à bout portant sur un homme à terre.

Philip S. avait vingt-huit ans. Le médecin iranien qui reçoit son corps aux urgences ne reconnaît pas Ulrike, avec qui il a eu une aventure quand elle avait dix-huit ans, mais trouve vingt-huit impacts de balles sur Philip S.

La dernière phrase du livre d’Ulrike Edschmid fait écho à ce que j’ai toujours pensé de la photographie : “De ses affaires sont restées dans ma vie un appareil photo Nikon, trois objectifs, un posemètre et une loupe, plusieurs rouleaux de films 8 mm, une machine à écrire Hermes sans ‘ß’, une veste de pilote à col fourré, une épée d’enfant au bout arrondi, fabriquée dans l’atelier d’Otto et d’Ernst, un classeur de documents judiciaires, un autre avec un extrait d’acte de naissance de 1947, un certificat de vaccination contre le tétanos, un certificat de recensement à Schöneberg de 1969 et le dernier Dienstbüchlein fédéral, le livret militaire suisse, avec son adresse à Zollicon, Rainstraße n°15, et la plaque d’identité que possède tout citoyen suisse.Il y a aussi quelques livres portant des annotations. Aucune des lettres qu’il m’avait écrites, mais des photos et une unique page manuscrite datant de l’hiver 1968. Il s’était installé à la table de l’appartement de la voie ferrée pour travailler à son film. En quelques lignes écrites à l’encre bleue, de son écriture légèrement penchée à gauche, il affirmait ne pas vouloir filmer les gens et le monde pour étayer une théorie, ni pour former et défendre une opinion, mais seulement pour fixer leur existence.” 

Gilles Walusinski 

Ulrike Edschmid © Sebastian Edschmid

Ulrike Edschmid © Sebastian Edschmid

Ulrike Edschmid, La disparition de Philip S., traduit de l’allemand par Anna de Fries, éditions Piranha, septembre 2015, 17€

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