Jean exècre les anniversaires. Il déteste ces rites stupides, le gâteau, les photos, les cadeaux, toute cette gaieté artificielle. Il ne fête jamais le sien, d’anniversaire, d’ailleurs personne ne se soucie de le lui souhaiter. Il passe pour quelqu’un de peu sociable, ce qui est tout de même un comble pour un professeur de sociologie. Jean fuit donc les gâteaux à bougies comme la peste. Hélas il ne peut pas toujours se défiler. La famille, que voulez-vous.
Car aujourd’hui sa nièce fête ses seize ans chez ses parents. Rosalie est une ado rebelle parfaitement insupportable qui affiche en permanence la tête de Courtney Love après le suicide de Kurt Cobain, si vous voyez le genre. C’est en tout cas une mine extrêmement étudiée. L’idée de célébrer ses seize printemps en famille n’emballe pas vraiment Rosalie, cependant ses parents lui ont promis un chèque substantiel grâce auquel elle va enfin pouvoir s’offrir la Fender Stratocaster de ses rêves — c’est une guitare électrique, celle des idoles du rock décédées à l’âge de 27 ans, a-t-elle expliqué à son oncle.
Rosalie n’a jamais touché une guitare de sa vie. Elle voit cependant la Stratocaster comme l’accessoire nécessaire de sa punkitude. C’est le lourd colifichet qu’elle veut s’accrocher au cou pour signifier qu’elle en est en guerre contre la société dans son ensemble et ses parents en particulier. Jean aurait été surpris qu’elle eût désiré se faire offrir une contrebasse mais il imagine assez bien l’usage qu’elle aurait pu en faire lors d’une énième prise de bec avec ses géniteurs. Bien que redoutant un déferlement apocalyptique de décibels dans leur pavillon d’Argenteuil, les parents se sont résignés à aligner trois chiffres sur un chèque de la Banque Postale : tentative désespérée (selon Jean) pour rétablir la communication avec leur fille, quasi inexistante depuis l’irruption des boutons d’acné et les premières prétentions à l’indépendance.
La nièce de Jean a donc été prénommée Rosalie, ce qui fut un assez mauvais départ dans la vie. Depuis qu’elle a vu The Rose, le biopic sur Janis Joplin, elle exige qu’on l’appelle Rose tout court. Ses parents ont opté pour Lili, avanie supplémentaire. Les parents, Jean les trouve calamiteux : son frère Gérard serait la bêtise personnifiée, roi de la blague lourde et empereur de la vacuité, sa femme Caroline ne lui concédant ce dernier titre que de peu. Tous les trois, ils n’ont strictement rien à se dire, du coup ils ne se voient que rarement. Les anniversaires de Rosalie/Rose sont à peu près les seules occasions de réunion. Jean s’y rend par obligation, en traînant les pieds, mais comme le déjeuner ou le goûter est susceptible de s’achever par des claquements de portes et des engueulades, il se dit que ces éclats pourraient bien égayer sa journée de misanthrope. On a les distractions qu’on peut.
Seize ans, âge affreux. Jean arrive avec un livre : Illusions perdues. Rosalie/Rose ouvre ton paquet, jette un oeil sur le titre, grogne un merci lourd de ressentiment, balance le livre sur le canapé. Voilà un bouquin qui ne risque pas de s’user. L’ado reste mutique tout au long du déjeuner — un poulet pas assez cuit accompagné de ce qui a semblé à Jean être une purée de brocolis décongelée. Au terme de ce supplice, la mère, l’admirable Caroline, part à la cuisine chercher une tarte aux pommes couverte d’une épaisse couche de crème chantilly sur laquelle sont plantées les bougies allumées. Elle dépose le gâteau sur la table avec des yeux brillants qui disent très exactement « Que de sacrifices nous faisons pour toi, fruit ingrat de mes entrailles ! ». Voici donc venu le moment redouté. La gaieté factice, les embrassades.
Mais soudain tout dérape. S’illustre d’abord le chat de la maison, un vieux matou moche et obtus que, depuis sa plus tendre enfance, Rosalie considère comme un frère en souffrances. L’animal saute sur la table sans crier gare, atterrissant pile sur le gâteau et les bougies. Il s’en extrait vite, le poil roussi, miaulant tel un damné. Rebond pas assez rapide toutefois puisque Caroline a le temps de lui asséner au passage un violent coup de poing qui a pour effet de dévier sa trajectoire retour. Le matou va se vautrer contre le buffet tête la première. Rosalie, outrée, se dresse comme un folle et gifle sa mère, qui en demeure coite. Gérard ne reste pas longtemps la bouche ouverte. Il se rue sur sa fille et l’agrippe aux épaules pour la secouer comme un sac de patates tout en lâchant un flot d’injures comme aucun père n’en a adressé à sa fille depuis … . Mais y a-t-il jamais eu un précédent ?
Jean n’en espérait pas autant de cette journée. Il éclate d’un rire peu discret. Les hostilités s’arrêtent net et Gérard se tourne vers lui, les yeux exorbités.
— Ça t’amuse, espèce de connard ?
Oui, en effet ça l’amuse mais, vu le climat de violence qui règne dans la pièce, il préfère ne pas confirmer. Hélas, son sourire le fait à sa place. Gérard vient vers lui, ivre de rage.
— Ça t’amuse, hein, pauvre type ! Non, mais regarde toi avec ton air suffisant, tu te crois meilleur que les autres ? Mais tu n’es qu’un minable, un merdeux ! J’ai honte d’avoir un frère pareil !
C’était bien la première fois que Gérard attaque Jean aussi frontalement. D’habitude, les deux frères usent de mille stratégies d’évitement pour ne pas avoir à se dire leurs quatre vérités. Mais il est vrai que, d’un bout à l’autre du repas, l’alcool a coulé comme un torrent, d’abord du Ricard puis deux bouteilles et demie d’un côte-du-rhône médiocre mais extrêmement puissant. Seule consolation en perspective : vu la tournure des événements, les convives vont probablement échapper au champagne de chez Lidl.
Jean tente de se lever de sa chaise mais Gérard l’y repousse d’un violent coup de poing droit sur le nez. L’oncle bascule en arrière et s’étend de tout ton long. Sa tête vient s’abattre sur le carrelage non loin du chat qui couine sous le buffet. Pendant ce temps, Caroline contre-attaque, distribuant des gifles à sa fille comme si elle avait besoin de se réchauffer les mains.
Jean voit Gérard apparaître au-dessus de lui. Il craint que, au point où ils en sont, son frère ne lui foute des coups de pied. Mais, à ce moment précis, la sonnette de l’entrée retentit. Un voisin alerté par les cris ? La force publique, déjà prévenue qu’Argenteuil accueille un combat de full-contact ? Hébété, Gérard va ouvrir en titubant. C’est Samantha, la meilleure amie de Rosalie, qui arrive les joues roses avec un petit paquet entre les mains. Elle n’est pas longue à saisir la situation. Jean par terre, Caroline et Rosalie se tenant par le col, Gérard écumant de rage, le gâteau comme soufflé par une explosion : de toute évidence, la fête a mal tourné. Samantha hésite, tente de loin un « Tout va bien Rose ? », puis tourne les talons sans même attendre de réponse après avoir laissé son paquet sur le seuil.
Entretemps, Rosalie la rebelle s’est débarrassée de sa mère et, armée d’une flûte à champagne en Pyrex, s’est mise à marcher vers son père. C’est au moment où ce dernier se retourne, après avoir refermé la porte d’entrée d’un grand coup de pied, que le verre se fracasse sur son crâne. Les types du Samu arrivent une quinzaine de minutes plus tard. Les combattants se sont tous un peu calmés. Gérard saigne comme un cochon, Jean a très mal à la tête et au nez, Rosalie est partie s’enfermer dans sa chambre et Caroline pleure, effondrée sur le canapé près d’Illusions perdues. Du chat, aucune nouvelle.
Gérard a droit à quatre points de suture et Jean à une radio du crâne. En rentrant des urgences, les deux frères ne desserrent pas les dents dans la voiture. Ils ont l’air fin, l’un avec ses pansements, l’autre avec sa minerve. Jean garde ses réflexions pour lui. Il fait bien. En prof de sociologie, il est en train de se dire que les anniversaires sont une redoutable épreuve de parentalisation doublée d’un rite d’intégration sociale. Les enfants apprennent vite les codes de ce genre de fêtes et ils exigent de leurs parents qu’ils les maîtrisent aussi, or c’est rarement le cas puisqu’il s’agit d’un rituel en constante mutation, qui ne se transmet pas de génération en génération. De toute évidence, Gérard et Caroline ont raté le coche quelque part.
Jean sait aussi que les enfants ont une inclination croissante pour les anniversaires McDo où les clowns et les guignols ne manquent pas non plus et lors desquels les familles se mettent rarement des baffes bien que des fusillades y éclatent parfois — ces incidents se produisant plus fréquemment au Texas ou en Floride qu’en région parisienne. Dernier point de ses réflexions, sur lequel la sociologie ne dit pas grand-chose mais que le simple bon sens recommande : il est préférable de tenir les animaux domestiques à l’écart du gâteau d’anniversaire, voire de l’anniversaire tout court.
De retour chez lui, Jean se regarde dans le miroir de la salle de bains. Avec son nez gonflé et sa minerve qui ressemble à une collerette pour chien, il a tout l’air d’un bouledogue revenant d’une visite chez le vétérinaire. Il éclate de rire.
Jean commence à trouver du charme aux anniversaires.
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