Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Au moins autant que de Leibniz, le Scarlatti espagnol — Don Domingo Escarlate — dut subir l’influence des philosophes et médecins locaux qui s’exprimaient volontiers sur les effets physiologiques de la musique. Le moine bénédictin Benito Feijóo, auteur d’un très fameux No sé qué (le “je-ne-sais-quoi”, auquel Vladimir Jankélévitch ajoutera un “presque rien”) avançait par exemple qu’en matière de musique, “le juge suprême et unique est l’oreille”. Or, le musicologue anglais Thomas Burney, qui avait longuement interrogé Farinelli sur Scarlatti (et très bêtement perdu son carnet de notes) rapporte une réponse du maître à qui l’on reprochait son mépris des règles : “Scarlatti demanda si ces écarts offensaient l’oreille. Comme on lui répondait que non, il disait penser qu’il n’y avait guère d’autre règle digne de l’attention d’un musicien que de ne pas déplaire au seul organe des sens qui soit l’objet de la musique.”
Les théories musicales de Leibniz peuvent aussi être confrontées à celles du médecin-philosophe Tomas Vicente Tosca, qui définit la musique comme une “science physique et mathématique des sons harmoniques. Pour lui, les vibrations de l’air, transmises au tympan, se communiquent par résonance aux “fibres les plus subtiles qui constituent le cerveau”, et dont les diverses tensions expliquent les passions et les mouvements de l’âme. Sommes-nous allés beaucoup plus loin que Tosca en découvrant les secrets de l’oreille interne et le rôle de la cochlée qui filtre les fréquences, envoyant tel ou tel signal nerveux dans ces fibres très subtiles qu’on appelle neurones ?
Pour Tosca, le cerveau étant lui-même un instrument de musique, la “maladie nerveuse” peut être modulée et harmonisée par la musique. A l’époque où l’on pensait que la tarentelle pouvait, en secouant le corps et diluant les humeurs, guérir de la morsure de la tarentule, et où l’Académie des sciences de Paris reconnaissait à la musique le pouvoir de faire baisser la fièvre, les explications mécanistes des médecins espagnols étaient parmi les plus avancées.
Dans cette recherche emblématique des Lumières, Scarlatti, grand connaisseur des effets physiologiques de sa propre musique, fut bien davantage qu’un petit musicien de cour, en ce que sa musique relève des aspirations les plus hautes et les plus rationnelles. Fontenelle, dès 1699 (Scarlatti avait 14 ans), demandait que la méthode géométrique ne soit pas restreinte aux mathématiques mais étendue aux arts. Scarlatti, qui s’adresse aux premiers vrais amateurs de musique, accomplit ce programme révolutionnaire en structurant ses sonates de façon décidément géométrique.
Là encore, Benito Feijóo détient une clé importante des sonates : la recherche d’une symétrie… toujours imparfaite. Pour Feijóo, le je-ne-sais-quoi en musique se trouve “dans la structure-même, c’est-à-dire dans la proportion et la congruence des parties qui la composent”, mais cette recherche de la proportion juste ne va jamais jusqu’à la symétrie parfaite, “idéale”, qui détruirait précisément son indéfinissable je-ne-sais-quoi. Là encore, le subtil déséquilibre tonal et structural des sonates en est l’illustration. Feijóo, deux ans avant l’arrivée de Scarlatti au Portugal, accusait la musique italienne, “lâche et échevelée”, de troubler l’âme espagnole… Peut-être les sonates le firent-ils changer d’avis.
La sonate et le livre de la semaine
La 433, ici par le claveciniste Luciano Sgrizzi, illustre bien la recherche d’une symétrie imparfaite : le spectre montre clairement, en première partie, un motif double symétrique (de 0:45 à 1:05) qui est l’élément structurant de la sonate, et le seul à être vraiment symétrique, ce qui doit “rassurer” le cerveau de l’auditeur. En deuxième partie, Scarlatti fait le ménage : il supprime tout le début, et le remplace par la moitié du double (à 2:34), suivie des mêmes motifs decrescendo qu’en première partie. L’ensemble est donc presque symétrique, mais pas tout à fait : libre à nous de compléter cette symétrie ou non, ou, mieux : de jouir de l’ambiguité entre symétrie et asymétrie… D’objet musical figé (la première partie), la sonate acquiert ainsi une dynamique qui fait qu’elle suprendra toujours l’auditeur. D’une certaine façon, elle est devenue “vivante”. Notez l’introduction de la deuxième partie (2:30), tout à fait inattendue, qui laisse à juste titre espérer une surprise ; c’est le trait d’humour scarlattien.
Le livre : Benito Feijóo, Le je-ne-sais-quoi, traduit de l’espagnol par Catherine Paoletti, Éditions de l’Éclat, 1989.
Nicolas Witkowski
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