La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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8. Apocalypse Now
| 06 Jan 2019

Quelque chose là-haut : tous les quinze jours, un nouvel épisode d’une histoire simple et terrible. Il y a quelque chose là-haut qui m’obsède. Quelque chose dans le ciel, ou dans ma tête peut-être.

Je m’y connais en îles. Non pas que j’en connaisse beaucoup, mais celles que je connais, je les connais bien. J’ai naguère écrit un livre sur celles de la Manche – Chausey et les îles anglo-normandes en particulier – qui sont les plus belles du monde (ce point de vue n’est pas universellement partagé). Les plus fascinantes des îles normandes se situent dans les archipels des Minquiers et des Écréhou. Seuls quelques pêcheurs et plaisanciers visitent ces deux chaos de roches perdus au large de Jersey, et uniquement par temps calme. On y voit très peu de maisons, celles-ci sont d’ailleurs désertées la plupart du temps car il n’existe aucun mouillage sûr dans ces coins-là, si bien que leurs propriétaires ne peuvent venir qu’occasionnellement, aux beaux jours, et pour peu de temps.

Rouvrant mon livre à la page 54, j’y retrouve ces quelques lignes dans le chapitre consacré aux Minquiers : « C’est un archipel qui n’existe pas vraiment, ou disons pas beaucoup, et qui s’évanouit dès que l’on ne l’a plus sous les yeux. C’est un souvenir aux contours fluctuants, un Pays imaginaire à la Peter Pan, le “pays aux milles visages qui se modifie pour combler les désirs et les rêves de chacun”. C’est peut-être une allégorie de l’enfance ».

Peter Pan, déjà. La première fois que j’ai fait escale aux Minquiers, à l’âge de seize ans, j’ai senti autour de moi l’air vibrer aussi mystérieusement que lorsque j’avais cinq ans et que le ciel m’envoyait sa petite musique magique. Cela avait été une sorte de flash, bref et intense. Était-ce moi, étaient-ce les lieux ? S’agissait-il simplement de l’expression singulière d’un bonheur fugitif ou d’une forte émotion ? En tout cas, il n’était pas nécessaire de prendre de l’ayahuasca ou du datura pour communier intimement avec des rochers de granit, des champs d’algue, une mer verte et vive, ainsi que tout ce qui se trouvait en dessous ou au-dessus, il suffisait de se reconnecter à son enfance. Mais pour y vivre toujours, il aurait fallu être Peter Pan, ou Mary Poppins à la rigueur.

J’ai eu la même sensation en m’approchant de Null Island, mais cette fois, cela n’avait rien à voir avec le bonheur, pour le moins. Ni avec les lieux d’ailleurs, car d’île, il n’y avait pas, bien sûr. En ce point où toutes les coordonnées géographiques s’annulent ne flotte qu’une grosse bouée rouge et blanche sur laquelle est peint en lettres capitales le mot ATLAS. J’ai appris depuis que c’est l’acronyme de Autonomous Temperature Line Acquisition System. Il s’agit d’une des bouées ancrées dans l’Atlantique pour collecter des données météorologiques et océanographiques dans le cadre d’un programme scientifique international. Elle est équipée de divers capteurs fixés à une potence métallique de près de quatre mètres de haut, ce qui fait qu’on la voit de loin. Elle est reliée au fond par cinq milles mètres de chaîne puis de câble en nylon, et au ciel par une balise Argos, le nom de notre bateau à une lettre près. Dans la mythologie grecque, Argos, fils d’Arestor, est l’artisan qui construisit le navire Argo avec l’aide de la déesse Athéna, avant de s’y embarquer comme pilote en compagnie des Argonautes en quête de la Toison d’or. Argo revenait donc vers Argos comme un chien fidèle, mais cela, je ne le réaliserai que plus tard.

Bien avant d’apercevoir la bouée, j’ai senti subitement l’espace se dilater et le ciel s’abaisser. J’incline aujourd’hui à penser que c’était un effet retard du datura ingéré quelques jours auparavant, et je me demande si durant ces longues après-midis désœuvrées que je passais assis dans mon jardin beauvaisien, mâchonnant toutes les plantes qui me tombaient sous la main, eh bien je me demande…

Une infusion de datura, en tout cas, c’est ce qu’il y avait dans la bouteille qu’ont sorti triomphalement les trois étudiants dès que notre bateau a été amarré la bouée. Ils avaient hâte de commencer l’expérience. Après tout ce que j’avais entendu, la nature de celle-ci n’était plus guère un mystère pour moi. Mais avec quel engin ces garçons espéraient-ils ainsi communiquer ?

John Myers n’a rien bu. Il voulait rester sobre, pour une fois. Il tenait à être un témoin objectif. Dès que la bouteille a été débouchée, et l’hymne nullien entonné une nouvelle fois, Ilona m’a tiré discrètement par le bras pour m’entraîner à l’intérieur du bateau. C’était vraiment la fée Clochette, maintenant que j’y pense. Elle m’a amené jusqu’à la cabine de Myers, attrapant au passage un paquet de biscuits et des bouteilles d’eau, et a aussitôt fermé la porte à clé derrière nous – Ilona était aussi une sorte de Janus, dieu romain des choix, du passage et des portes. Elle a lâché de sa voix grave et désabusée : « Maintenant, il va falloir qu’on attende que ça se passe. Ca risque d’être un peu long et bruyant, je te préviens ». Elle a ouvert un équipet, en a extrait deux fusils, les a chargés, m’en a mis un dans les mains en me disant qu’on ne savait jamais. Ensuite elle a bloqué la porte avec deux caisses de livres et s’est assise par terre, livide.

Le bordel sur le pont a duré des heures. Il y a eu des cris de joie, des hurlements de terreur, des cavalcades, des râles de douleur, des chants de déments, puis plus rien. Le silence qui suit la bataille est toujours d’une densité remarquable. Ilona était toujours assise face à la porte avec son arme posée devant elle. Profitant de cette pause, j’ai voulu lui parler mais, d’un geste impératif de la main, elle m’a fait signe de me taire. Le remue-ménage a repris là-haut assez vite puis, tout à coup, il s’est poursuivi à l’intérieur du bateau. Peu après, quelqu’un tentait d’enfoncer notre porte à coups de pieds et d’épaule. La serrure n’a pas résisté longtemps, les caisses ont été balayées d’un seul coup. Mark est apparu, les yeux exorbités avec un visage de forcené et de la bave aux lèvres. Ilona a fait feu immédiatement. Les deux autres, dans le même état que Mark, sont apparus juste après dans l’encadrement du chambranle. Je n’avais jamais vu des faces aussi convulsées. Ilona en a abattu un, j’ai tiré sur l’autre à bout portant au moment où il se jetait sur moi. C’est la première fois, et j’espère la dernière, que je tuais un homme. Il s’appelait Alan. Je ne savais rien de lui sinon qu’il avait vingt-huit ans, qu’il préparait une thèse sur les nouvelles perspectives du chamanisme au Brésil et qu’il estimait préférable de considérer le chamanisme urbain comme « un phénomène dialogique plutôt que comme une catégorie analytique susceptible de diriger le regard anthropologique ». Au moment où j’ai fait feu, il riait.

N’étant pas chasseur, je n’avais jamais tiré de ma vie, sauf quelques années plus tôt lors d’un stage effectué au Centre national d’entraînement commando de l’Armée de terre, dans les Pyrénées-Orientales. De temps à autre, des journalistes y passent une semaine afin d’apprendre comment réagir face à des tirs, savoir quelle attitude adopter lors d’un contrôle ou d’une prise d’otage, suivre en embedded des militaires sur une zone de conflits, se familiariser avec le maniement des armes non pour les utiliser mais les connaître un peu. On ne suit pas ce stage pour rigoler mais pour découvrir ses limites. Ce n’était pas mon expédition en Libye qui m’amenait (j’ignorais encore qu’elle aurait lieu) mais une commande du service Médias, qui voulait que je fasse un reportage sur ce stage en le subissant moi-même.

Nous avons passé une matinée à tirer avec des kalachnikov, des Uzi, des Famas et autres fusils d’assaut. J’ai éprouvé la jouissance qu’il y a à faire exploser des murs de parpaings sous les balles, à cribler des carcasses de voiture avec des projectiles ultra-pénétrants. C’était presque un jeu ; un des militaires avait dû m’arracher une AK-47 des mains car, grisé, j’étais en train de vider tout le chargeur sur un sac de sable.

Mais tirer sur un homme, non, ça, jamais je ne l’avais fait.

Avec Ilona, nous sommes restés assis plusieurs minutes haletant, terrassés et muets. Elle a fini par se lever pour se diriger vers la porte en titubant. Je l’ai suivie peu après, enjambant les corps avec horreur. Sur le pont, il y avait un chaos indescriptible de cordages, de verre brisé, de voiles déchirées et de flaques de sang. Mais il y avait plus spectaculaire encore : la tête de John Myers embrochée en haut de la potence de la bouée, en lieu et place de l’éolienne qui s’y trouvait quelques heures auparavant. Sa boîte crânienne était défoncée, son oeil gauche pendait hors de son orbite, l’autre était manquant. J’ai vomi. Ilona a fait le tour du pont et a ramené un seau qui contenait un bout de chair sanguinolente. Un coeur. Celui de Myers, dont le reste du cadavre gisait plus loin, affreusement mutilé. C’était Calme blanc, mais en vrai.

Je ne sais combien de temps nous sommes restés prostrés. Le vent s’est levé à la tombée de la nuit, la mer a commencé à se former et le bateau à cogner contre la bouée. La tête de Myers est tombée à l’eau. Ilona m’a demandé si je savais « conduire un bateau ». Je savais. Dans la timonerie, j’ai essayé de placer la règle Cras sur la carte mais mes mains tremblaient tellement qu’elle n’arrêtait pas de m’échapper. Il m’a fallu dix bonnes minutes pour calculer un cap vers le port le plus proche : Takoradi sur la côte ghanéenne, à 310 milles nautiques. A la vitesse de cinq noeuds, ça allait être long : il nous faudrait au moins deux jours et demi pour toucher terre, pour autant qu’il y ait assez de carburant. Ilona a largué l’aussière qui nous retenait à la bouée, j’ai pris la barre et nous sommes partis vers le nord dans la nuit, tous feux éteints.

Nous n’avions pas eu le courage de jeter à la mer ce qui restait de John Myers, et encore moins celui de redescendre à l’intérieur, excepté pour attraper des bouteilles d’eau et du chocolat. Ces heures de navigation sur un bateau jonché de cadavres ont été un voyage en enfer. Nous n’avons pratiquement pas dormi, ne nous sommes pratiquement pas adressé la parole hormis pour nous transmettre des informations relatives à la veille. Nous étions en pilotage automatique, sauf le bateau qui n’en disposait pas, lui, de pilote automatique. Nous avons dû nous relayer à la barre jusqu’à ce que la côte commence à se dessiner. Pas une seconde nous n’avons songé à prévenir les autorités par radio.

Nous ne pensions qu’à fuir, à en finir avec ce cauchemar.

Édouard Launet
Quelque chose là-haut

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