La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Dernière lanière vers la Porte d’Asnières
| 02 Déc 2018

Aimer les trams. Tramways du passé, celui nommé Désir ou le “fatidique” de Claude Simon. Ceux qui ont eu leur âge d’or puis ont été bannis. Ceux qui n’ont jamais disparu. Et ceux qui ont ressurgi récemment. Des architectes roulants qui retracent la ville, de lents paysages à eux-seuls.

« Ça y est, le tram arrive porte d’Asnières », titre Le Parisien. En tout petit. Car samedi 24 novembre, les Gilets jaunes « déterminés » font la une et ça fume sur les Champs, les femmes en violet crient « ras le viol » à Opéra, les accros au Black Friday jouent les prolongations avec leurs paquets cadeaux…  et moi je vais rejoindre le tram, à la porte de la Chapelle. Le bus 65, qui y mène direct, ne s’arrête pas boulevard Magenta pour raison de manifestation. Filer à la gare de l’Est, rattraper la ligne 4, jusqu’à la porte de Clignancourt.

À cette station du tram toute neuve, qui mène plus agréablement aux puces de Saint-Ouen, c’est bien jour d’inauguration. Le T3b emprunte déjà son nouveau circuit entre les portes de la Chapelle et d’Asnières. 4,3 km de plus, en huit stations. En ce début d’après-midi, il y a quelques stands, des infos, des banderoles, du café, des gros confettis au sol, des danseurs, et on rame gratis, ce qui réjouit une petite foule de concernés ou de curieux. « Il fait presque tout le tour de Paris », répète un voyageur excité, habillé comme une petit marquis bourgeois-bohême, qui a entraîné des amis touristes à faire une virée exotique en tram. Il joue au guide, mieux qu’un représentant de la mairie ou de la RATP.

Il y a enfin de l’herbe sur ces grands boulevards du Nord de Paris… Après les tranchées d’un chantier interminable, après un retard d’un an dû au comblement de cinq tunnels routiers et au désamiantage de la chaussée. Habitants, commerçants, automobilistes, cyclistes, piétons, usagers des bus et métros ont longtemps souffert, et beaucoup râlé… Le Citadis 402 d’Alstom parade enfin, familier, comme s’il avait toujours roulé là, vite intégré, avec ses doux bruitages si particuliers, sa verdure, ses décors.

Jusqu’à porte de la Chapelle, se déroule le nouveau paysage qui va devenir iconique des Maréchaux, moins routier. Avec les mêmes dessins de rails, de mobilier urbain, d’éclairages, de trottoirs élargis, qui rangent autrement l’espace public : chacun à sa place, tram, cyclistes, piétons, voitures et 184 arbres… C’est comme si ce qui avait été initié lors de la construction des HBM jusqu’aux années 50 reprenait, longtemps après. Ces équipements revitalisent ces confins populaires des XVIIe et XVIe arrondissements, un peu oubliés. Ils « réinventent les quartiers, préparent la mobilité de demain» scandent les affiches officielles. Et le tram semble creuser ces transformations urbaines qui jaillissent un peu partout. De chaque côté du périphérique sur ce tronçon, vers Saint-Denis, Saint-Ouen, Clichy, Levallois-Perret, 90 000 logements et 109 000 emplois devraient être desservis. La porte de la Chapelle est encore un gros abcès brutal, sacrifié, en attente des projets Chapelle International, du Campus universitaire Condorcet, de l’Arena 2 qui accueillera des compétitions de Paris 2024. Sur un petit délaissé triangulaire, un migrant remonte son pantalon et reprend son barda, seul.

Mai-Li Bernard © RATP - Denis Sutton

Œuvre de Mai-Li Bernard © RATP – Denis Sutton

Les vitres des arrêts sont encore toutes propres, on peut bien y distinguer les dessins de l’illustratrice Mai-Li Bernard, qui gravent en six couleurs quelques curiosités traversées, et font patienter pendant l’attente, quatre à huit minutes. Sur ce tronçon du boulevard Ney, c’est la photographe américaine Diane Arbus qui est célébrée, à la porte des Poissonniers. Sur cet ancien chemin où transitaient autrefois les produits de la mer vers le port de Saint-Denis, est attendu le projet de rénovation Clignancourt-Poissonniers.

Et je repars dans l’autre sens, vers l’Ouest, comme la plupart des voyageurs. Car ce sont comme de joyeux « tours de manège » que font les usagers ce jour-là, ils se « baladent » pour regarder, tester, repérer, je me sens moins seule à faire cet exercice qui m’est devenu familier. Tout le monde raconte un peu sa vie, ses transports, ses correspondances. Un petit gamin crie avec fierté :  « Le tram s’arrête en bas de chez moi, si, si, on le voit voit de ma fenêtre ». Il lui appartient un peu, c’est mieux qu’un train électrique. Il va falloir s’habituer à son bruit, ses tintements, tous les jours, de 5h30 du matin à minuit et demi, jusqu’à 1h30 les vendredis et samedis.

Sur ce morceau de trajet, tandis qu’on passe à Angélique Compoint (fille d’un gros vigneron de Montmartre au XIXe siècle), une passagère qui habite porte de Saint-Ouen voit défiler sa vie, elle a travaillé dans ces bureaux-là, elle fait ses courses à Lidle car c’est moins cher, elle va pouvoir rejoindre le 66, elle anticipe tous ses déplacements… « L’inauguration était bien ce matin, dit-elle, le maire est venu… On l’a attendu ce tram, mais les retards étaient inévitables, cela vaut le coup, c’est beaucoup plus rapide et confortable que le bus PC, il est supprimé ce soir. Le pire c’est que mes parents ont connu le tramway d’avant, ils l’ont supprimé, et ils le remettent… Il y aura une prolongation jusqu’à jusqu’à la porte Dauphine,peut-être en 2023,mais il en manquera un bout, il y a aura un bus pour finir. Mais ce que j’attends, c’est l’arrivée de la ligne de métro 14, alors là cela changera tout ! » Elle a bien écouté tous les discours du matin.

Bruno Peinado, From Paris with love, un code et un corps pour une nouvelle métaphysiqueLa porte de Saint-Ouen se distingue un peu dans ce continuum qui pourrait devenir trop générique. À ce carrefour bien réaménagé, qui conduit à l’hôpital Bichat-Claude-Bernard, surgissent deux bouquets de poteaux colorés de Bruno Peinado. Ils ravivent la grisaille qui plonge sur le macadam. Ce plasticien a conçu From Paris with love, un code et un corps pour une nouvelle métaphysique avec un groupe du personnel de l’hôpital, pour le relier à la ville. Des formes simples, dont une éolienne pour symboliser la respiration et la vie. À leurs pieds, des enfants dessinent avec du scotch, le café est toujours servi, entre agents de sécurité en gilets jaunes et cyclistes qui passent avec les mêmes gilets jaunes… Des panneaux expliquent les nouvelles règles d’usage et de sécurité spécifique à ce nouveau transport public. Là aussi, côté Saint-Ouen, se trame une nouvelle entrée de ville, avec la livraison de programmes immobiliers, jusqu’en 2022. D’autres œuvres d’art devraient égailler ce tronçon, plus tard.

À Épinettes-Pouchet, tout le monde se demande où l’on est, le nom de cette halte n’est pas encore inscrit sur l’arrêt. Épinettes, du nom d’un cépage de pineau blanc qui était cultivé ici. Ce quartier était ZUS (Zone urbaine sensible), il est devenu GPRU (Grand projet de renouvellement urbain) en 2003. C’est dans ce cadre qu’une tour de la rue Bois-le Prêtre a été remarquablement transformée par l’équipe d’architectes Frédéric Druot, Anne Lacaton et Jean-Phillippe Vassal, ce qui leur a valu l’Équerre d’argent en 2011. Rue Rebière, qui longe le cimetière des Batignoles, ont éclos neuf immeubles de logements commandés par l’office HLM Paris-Habitat à neuf jeunes équipes d’architectes. Dont celui de l’agence Hondelatte-Laporte et ses terrasses marrantes en forme de haricot coloré, livré en 2012. Le tram recolle ces morceaux.

À Honoré de Balzac, c’est l’écrivain qui s’impose, le lycée porte déjà son nom. La descente se fait ici studieuse, vers l’École nationale de commerce, l’école 42 et le groupe scolaire Bessières.

À la porte de Clichy, il n’y en a plus que pour le tribunal de grande instance, signé Renzo Piano. Le TGI, avec ces trois tours en escalier qui culminent à 160 mètres, bardé d’électronique et de verdure, ne s’impose pas brutalement de l’extérieur, mais il réhabille complètement ce carrefour. Sans soleil, il se rétracte en masses grises. Un avocat descend du tram, en famille : « Avant,il fallait attendre quinze minutes, vingt minutes le bus PC, avec le tramway, pour venir du XIXe, cela va très pratique… » Il semble déjà habitué à cette nouvelle tour écolo de verre … « J’aimais mieux le vieux Palais de la Cité, constate sa femme, c’est trop moderne, ça fait trop bureaux... » Les enfants râlent, il n’y a pas d’attraction comme à Saint-Ouen… « Mais ce n’est pas fini ce quartier, rétorque le père, attendez un peu, pas loin, il y a le grand parc Martin Luther King, vous verrez quand ce sera terminé… »

Le TGI, on a pu le constater au moment de son emménagement, a ses admirateurs qui saluent sa rupture avec les imposants palais néoclassiques, ce qui permet à la justice de s’aérer. Et ses détracteurs, des robes noires ont combattu les box vitrées des salles d’audience, les usagers ont trouvé ces nouveaux locaux « aseptisés » et « déshumanisés », trop « sécurisés ». Le réquisitoire du critique Christophe Leray est sans appel [1] : « Ce TGI est un naufrage. Construit pour les mauvaises raisons, à un prix exorbitant, ce tribunal parle d’une société fonctionnaliste et arriviste ayant perdu tout sens de la solennité, des responsabilités et de l’État. »

Est aussi vivement attendue la ligne 14 en retard (en 2020 ?) qui déversera ses passagers directement sur le parvis du palais, à la station Cité judiciaire. Autour de ce parvis vide ce samedi, une farandole d’affiches ensoleillées vantent et magnifient ce qu’est déjà et sera le nouvel écoquartier Clichy-Batignolles, sous la houlette de François Grether, architecte-coordonnateur. Mais où irait se réfugier Maigret s’il était obligé de travailler là, à la PJ, dans ce bout de quartier où il n’y a ni commerces ni équipements ? Il traverserait le boulevard, vers, l’Industrie ?

Au café restaurant de l’Industrie, où l’on se réfugie tard après le théâtre aux Ateliers Berthier, un serveur guilleret savoure la fin des travaux. « Après le bazar que nous avons connu, tout va changer, on a retrouvé nos trottoirs, notre terrasse, on est content, on va avoir une autre clientèle… Car ce ce n’est pas fini… » Un commerçant bougon l’interrompt : « S’il y a eu autant de retard, c’était bien pour détourner des fonds… »  Un commerçant voisin demande à être indemnisé, il a beaucoup perdu de clients en trois ans. Il attend de voir.

En effet, ce n’est pas fini… A côté du TGI, est en chantier la DRPJ (Direction régionale de la police judiciaire) des architectes Valode et Pistre, est attendue la future Moda (Maison de l’ordre des avocats) du même Piano. Ne se profile guère de vie autour de cette bulle. C’est pourquoi le Stream Building, projeté par l’agence PCA en co-conception, voudrait être « un hub relationnel, une maison pour tous qui rassemble sous un même toit toutes les activités d’une vie urbaine dense. » Tout près, Odile Decq fait twister une nouvelle tour de bureaux. Et pour la culture, c’est une grande Cité du théâtre qui va éclore vers 2022-2023, elle devrait réunir la Comédie-Française, l’Odéon et le Conservatoire. La passerelle Sausurre végétalisée de Marc Mimram assurera la continuité des aménagements entre la Zac Clichy-Batignolles et le secteur Saussure… 7 500 habitants de ce quartier et 9000 professionnels et justiciables devraient habiter ou circuler dans cette nouvelle centralité parisienne, pur XXIe siècle.

À la porte d’Asnières, il y a déjà une ZAC qui fait figure d’ancienne. L’îlot urbain des Hauts de Malesherbes a été coordonné par Christian de Portzamparc, la Tower Flower d’Édouard François s’y est fait remarquer en 2004. Rien de spectaculaire ni de festif à la station. On pourrait au moins y entendre le Concerto pour piano en sol majeur que Ravel a dédié à la pianiste Marguerite Long (1874-1966), c’est elle qui est l’héroïne de ce terminus provisoire du T3b !

Pour écouter de la musique, il faut rouler à nouveau jusqu’à la porte de Clignancourt, toujours en tram-fête. Le jeune groupe mi-planant mi-rock, O To Y, y donne un concert énergique. Juste au-dessus de la Petite Ceinture, verte et taguée, qui ne manque jamais le long de ce trajet de rappeler : « Je suis toujours là… »

Anne-Marie Fèvre
Un tramway renommé Désir

[1] Chroniques d’architecture du 24 avril 2018

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