La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Fragments d’un discours politique
| 04 Nov 2018

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Dans les Fragments d’un discours amoureux, Barthes constate que « le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?) mais il n’est soutenu par personne; il est […] ignoré, ou déprécié, ou moqué… » Un peu plus loin, Barthes note que le discours amoureux est devenu inactuel. Le livre paraît en 1977. Les choses n’ont cependant guère changé. Nous parlons toujours beaucoup de sexe, peut-être avec un peu moins de hardiesse qu’il y a quarante ans, mais nous évoquons rarement la passion amoureuse. Celle-ci semble révolue. Ce n’est d’ailleurs pas le seul discours à avoir disparu de nos harangues. Barthes remarque à juste titre que les mystiques n’ont plus davantage voix au chapitre. Il y a ainsi, semble-t-il, un certain nombre de discours qui soudain, pour des raisons parfois mystérieuses, se mettent à dater : ils ne sont plus audibles. Nous ne les entendons plus, sans doute parce que nous ne les croyons plus. Peut-être en va-t-il de même du discours politique. Nos hommes d’État et leurs ministres donnent souvent l’impression de parler dans le vide, non qu’il n’y ait personne en face d’eux pour les applaudir mais parce que personne ne les prend plus vraiment au sérieux. Le discours politique est pourtant un des nerfs de la démocratie. Doit-on alors conclure qu’avec le déclin de la parole politique s’amorce celui de nos régimes ? La montée des nationalismes fascisants où la parole du chef trouve en revanche un écho indéniable auprès de la population semble hélas confirmer cette hypothèse.

Le procès du discours politique n’est pas nouveau. Platon est un des premiers philosophes à jeter le discrédit sur les orateurs en les rabaissant au rang de simples rhéteurs. La rhétorique, c’est d’abord l’art de bien parler. Elle permet de donner plus de vie, de force, plus de passion en somme à un discours en lui-même parfois difficile et peu persuasif. En ce sens, la rhétorique n’est pas nécessairement un mal. Notre Grand Siècle avec Boileau n’affirmait-il pas que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement/ Et les mots pour le dire arrivent aisément » ? Mais Platon tord le cou à la définition ordinaire de la rhétorique dès lors qu’il écrit à son propos qu’elle est « l’art de conduire les âmes par la parole ». (Phèdre). Le rhéteur devient un manipulateur et la parole politique, à moins d’être celle d’un philosophe-roi, se voit dévalorisée.

Je voudrais proposer ici un « à la manière de » Roland Barthes en m’appuyant sur quelques figures du discours politique. Il sera bon, à l’occasion, de relire ces Fragments d’un discours amoureux qui n’ont rien perdu de leur fraîcheur ni de leur pertinence.

Chômage. Figure incontournable du discours politique. Source de chagrin lorsque son taux s’accroît, de vantardise lorsqu’il baisse. Inflige une blessure narcissique au sujet politique dans le premier cas.

Dalida 1. Je rencontre X qui me parle de l’allocution télévisée du chef de l’État. X me dit avoir déjà entendu plus de cent fois le même discours. Y que nous retrouvons à quelques pas de chez moi a tout bonnement refusé d’allumer son poste. X et Y sont tous deux persuadés que ce ne sont que des mots vides de sens. Y, en verve ce jour-là, entonne quelques paroles d’une célèbre chanson : « Encore des mots, toujours des mots, rien que des mots. » Ils nous font rire, ajoute X avec leurs beaux discours. Pour X, les hommes politiques sont tous les mêmes. On nous ment.

Lacan 2. La situation de plein emploi est un rêve que caressent la plupart des hommes politiques. Si elle se présentait, elle donnerait lieu chez le sujet politique à une jouissance dont Lacan dit pourtant qu’elle n’existe pas. Confronté à cet impossible, notre Président en perdrait la parole. Ce serait tout bonnement trop.

Bentham, Stuart Mill 3. Les libéraux considèrent plus sérieusement que le chômage n’est pas une mauvaise chose. Il entretient un vivier de travailleurs toujours prêts à l’emploi, et prêts à tous les sacrifices pour retrouver du travail – comme travailler à un moindre coût. Les libéraux ne cherchent pas la jouissance, mais le bonheur du plus grand nombre, bonheur qui mérite bien le sacrifice de quelques minorités.

Popularité. Mode fondamental de la subjectivité politique. Se mesure dans les sondages.

BFM TV 1. La popularité du chef de l’État est à son plus bas niveau. Dans l’histoire de la Ve République, aucun Président n’avait jamais connu une pareille descente aux enfers en un temps si court. Le début du quinquennat s’annonce catastrophique. On parle déjà d’un remaniement ministériel. Mais changer les têtes suffira-t-il à redorer le blason de l’Élysée ? Le Président ne devrait-il pas démissionner ?

Potin 2. X m’a appelé sur mon portable pour me dire que la situation n’était pas tenable. Y avec qui il a dîné hier soir au Balzar lui a appris de source sûre que le Président se trouve à deux doigts du burn-out. Son médecin ne sait plus à quel remède se vouer. Le Prozac ne produit aucun effet. Sa maîtresse serait sur le point de le quitter. Son épouse affiche un air de circonstance. Elle porte une jupe coupée très au-dessous du genou. Z, qui n’y va pas de main morte, estime que seule une bonne guerre pourrait tirer d’affaire le Président. Par chance, les occasions ne manquent pas aujourd’hui.

Économie. Principal topos du discours politique depuis Adam Smith et Karl Marx. Conservateurs, libéraux, socialistes et gauchistes la tiennent pour le nerf de la guerre quoique chacun pour des raisons différentes. Elle crée dans le discours un effet de vérité.

Louis XIV, Homère 1. Très en forme, à l’occasion d’une visite au salon de l’agriculture, le Président déclare qu’il ne laissera pas les marchés lui dicter sa politique. Tout en parlant face caméra, le chef de l’État caresse d’une main négligente la croupe bien grasse d’une belle vache limousine. L’État, c’est moi, aurait-il envie de déclarer, n’était la crainte du ridicule ou la peur simplement de n’être pas compris. Les paysans de la Beauce ne connaissent pas nécessairement le mot célèbre de Louis XIV. Il s’abstient donc et vante les effets salutaires de la PAC (Politique agricole commune). Pour couper court à la question d’un vigneron en colère, il dit ces « mots ailés » : je mangerais bien un morceau.

Shipley, Gide 2. « Le véritable art du gouvernement consiste à ne pas trop gouverner » déclare en 1773 le révérend américain Jonathan Shipley. À sa suite les économistes jugent que le Président en fait trop, en dit trop. Qu’il laisse un peu les marchés tranquilles. Son projet de réforme du code du travail fait encore la part trop belle aux travailleurs. Mots d’ailleurs que les économistes n’emploient pas tant Georges Marchais et Arlette Laguiller l’ont marqué au fer de la gauche prolétarienne. Ils préfèrent parler d’agents économiques. Même le mot employé passe mal. Il fait un peu trop Ancien Régime cette fois-ci. Pensez aux employés de maison. Pourquoi pas les domestiques pendant qu’on y est, se dit le président du Medef alors qu’il s’apprête à rencontrer le chef de l’État à l’occasion d’un déjeuner informel. À table, celui-ci concède quelques excès mais se fâche lorsque son interlocuteur lui rappelle les chiffres de l’emploi (mauvais) suivi des chiffres des fermetures d’entreprises (en progression). On ne peut tout de même pas parler chiffres sans arrêt. Comme des boutiquiers ! des chiffonniers ! L’économie ennuie le peuple. Lui-même d’ailleurs se prend un peu les pieds dans les dernières statistiques sur l’état du secteur financier. Est-ce si préoccupant, demande-t-il à voix basse après avoir laissé retomber sa fourchette dans la sauce au beurre blanc de son turbot poché. L’autre n’est guère plus à son aise. Les chiffres, les chiffres, vous savez, on leur fait dire un peu ce qu’on veut. Rassuré, le chef de l’État prépare mentalement son prochain discours de politique intérieure. Je pourrais commencer par un appel aux forces vives de la nation. Le mot nation lui plaît bien. Puis les forces vives, cela sonne doublement positif : le mot force est bien, il est très fort, ce mot ; l’adjectif vif est dynamique, prometteur. Il juge que chaque citoyen pourra se reconnaître dans ces forces vives. Chacun n’est-il pas à sa manière un entrepreneur qui s’ignore ? Très bien, excellent, lui dit le président du Medef à qui le chef de l’État vient de soumettre son idée. Sans raison, sinon peut-être un invincible ennui, le Président se rappelle soudain le début d’un roman dont il a oublié le nom et l’auteur : « Il dit : “ Tiens ! Tu travailles ? ” Je répondis : “ J’écris Paludes”. »  

Marx, Sartre 3. Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Les représentations philosophiques, religieuses, politiques ne sont que l’expression du « processus vital matériel « . Les idées du chef de l’État déjà mal en point (il ne parvient pas à se sortir de la tête ce roman impossible) lui apparaissent soudain désuètes, rances, complètement à côté de la plaque. Il ne voit plus du tout comment il va pouvoir mener à bien la lourde tâche d’écrire un discours. Un discours ! Un discours auquel personne ne croira. Il en est le premier persuadé. « Eh bien, continuons », s’exclame Garcin à la fin de Huis clos.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

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