La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Les temps qui courent (3)
| 27 Avr 2020
Gérard Rabinovitch, philosophe et sociologue, directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas, observe et analyse la vague pandémique au jour le jour.
« Nous vivons avec quelques arpents du passé,
les gais mensonges du présent,
et la cascade furieuse de l’avenir »
 
René Char

 

Lundi 13 avril

Felix Nussbaum, Peintre avec masques et chat, 1935Ce soir, nouvelle Allocution du Président de la République. Le début décalé de 2 minutes. Anicroche au cérémonial, afin de ne pas empiéter sur les applaudissements quotidiens des peuples adressés aux soignants et autres de « première ligne ». Aux « éléments de langage  » les communicants ont ajouté le paramétrage du « bon moment ». Ils y avaient intérêt…

Allocution. Du latin allocutio. Du verbe alloqui ; de ad « à », et loqui « parler ».

En ancien français, bref discours par un chef. Un court sermon. Une harangue faite par un général romain. Et dans l’usage commun à partir du XIXe siècle : un discours de circonstance, bref et familier (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française).

« Court » et « bref », il ne le fut pas. « Sermon » pas plus. « Harangue » pas vraiment. « Familier » seulement dans l’acception de se prétendre inclusif : « Grâce à nos efforts chaque jour nous avons progressé », « la solitude et la tristesse de nos aînés », « Comme vous, j’ai vu des ratés… », « Notre nation se tient debout », « Je partage avec vous ce que nous savons et ce que nous ne savons pas », etc.

Tout de suite ce n’est plus le ton martial, la « Guerre » ; mais ce n’est pas encore la voix d’un sujet parlant. Le prompteur est toujours là. Et les communicants tapis.

Ce n’est plus Clemenceau ; et il lui a été fourni une pâle imitation et décalque lexical derrière Elisabeth II. Ce sera De Gaulle, et la Révolution française. La moindre des choses !!… Mais c’est le problème en général des copies : un peu fades, comme une série policière française comparée à une britannique… Genre : Capitaine Marleau versus Inspecteur Morse

Du moins, c’est déjà davantage dans un registre familier à l’orateur, pas très approprié mais moins asphyxié de facticité communicante. Type rapport de gestion, devant l’assemblée générale de l’entreprise France. Il y manque le « Power Point », mais les règles de l’exercice standard y sont : exposé de la situation durant l’exercice écoulé, évolution prévisible, événements importants survenus, informations utiles sur les activités en matière de recherche et développement, mention des modifications intervenues dans la présentation des comptes comme dans les méthodes d’évaluation retenues, information sur les principaux risques auxquels la société est confrontée…

Ça commence par un peu de contrition pour parer les coups des actionnaires fiscaux et électoraux. Puis une salutation obligée aux différents corps de métiers qui font tourner la baraque. Une liste aussi longue, en effet, qu’un inventaire de Jacques Prévert… C’est suivi d’un satisfecit d’étape enrobé d’un vernis d’humilité. Et enfin autour de la 7e minute sur les 27 au total, l’annonce principale, en pivot aussi martelé que le fut le « nous sommes en guerre » de l’intervention précédente : le « lundi 11 mai ».

« Le lundi 11 mai » sera une butée et le « début d’une nouvelle étape »… Celle d’un éventuel déconfinement. Il sera « progressif », les « règles seront adaptées ». Annoncé avec des prudences d’usage, « chaque semaine une évaluation jusqu’à la mi-juillet » ; et des précautions psychologiques pour ne pas braquer sur le trackage StopCovid, une application dédiée sur la base du « volontariat anonyme » (sic !)… « N’importe quouaa ! » disent les jeunes du fond de la salle. La pusillanimité n’a jamais été garantie d’efficacité…

Il s’agit d’une feuille de route, d’un ordre de marche. Presque d’un pari pascalien.

Sont prononcées encore des annonces génériques : un « moment de refondation », une « solidarité et coopération nouvelle », l’impératif d’une indépendance « agricole », « sanitaire », « industrielle », « technologique », française, et plus d’autonomie stratégique pour l’Europe. Et même est laissé apercevoir une meilleure rémunération pour les soutiers et les soldats sociaux. Essai de relance pour tentative de rétablissement.

Un programme classique d’entrepreneur. Mais républicain par surcroît. Attendons de voir…

On aura donc – en somme — surtout appris que le 11 mai, le pays devrait se trouver dans la situation qui aurait dû être celle du 30 janvier.

Qu’en pensent les ministères du Front : Santé, Économie, Éducation, Intérieur, Travail, Défense ? Qu’en pensent, Io, Ganymède, Europe, Callisto, Amalthée et Carmé… ?

 

Mardi 14 avril

Au secours !!… m’envoie, en seul commentaire d’un « lien » joint, une amie philosophe républicaine, vigile très attentive de la cause de la laïcité. Au clin de l’œil de son appel lapidaire coulaient à n’en pas douter les larmes du rire, mêlées à celles du désespoir et de l’effarement. En cliquant sur ce lien, on accède à une déclaration tonitruante parue, il y a une semaine jour pour jour, sous la plume de trois dames qui professent en universités, dans les « gender studies », philosophie analytique, et éthique « minimale ».

Sous le Titre : « Nous défendre – Face au discours politique sur le Covid-19 », on découvre en exorde :

« Dans la crise du Covid-19, toute critique de l’action gouvernementale, dont l’incompétence et l’irresponsabilité est patente (sic !), tend à être écartée comme polémique, ignare et même dangereuse. Cette tonalité à la fois sûre de son autorité politique et scientifique, et récusant toute contestation est parfaitement reconnaissable pour les féministes : c’est celle du patriarcat » (sic !).

Ah bon ?!… Nous inclinions à l’attribuer au triste trait d’une décision émasculée

Avec ces Charites, « enfin on tient une explication et on sait pourquoi ». L’Illumination qui en rayonne ne peut que susciter les mêmes émotion et respect que produisaient les algarades du gardien d’immeuble Tapu sur le Jeannot de L’Angoisse du Roi Salomon de Romain Gary. On est « saisi par le sentiment révérenciel de sacré et d’infini ». Comme Jeannot, on est étreint « par le sentiment d’éternité… ».

« (Chuck) dit qu’il n’y a pas une seule thèse sur la Connerie à la Sorbonne et que cela explique le déclin de la pensée en Occident » (Romain Gary, opus cité).

 

Mercredi 15 avril

Depuis deux jours, nous ne sommes plus sous le coup du désarroi, de l’angoisse, de la sidération. Mais de l’Attente.

Un mois, s’est avancé le Président. Trop ? Quatre semaines avant le « 11 mai » ? Sans certitude, mais comme un pari vital. Christophe Castaner a déjà annoncé hier que la date du 11 mai n’est « pas une certitude » mais un « objectif » plutôt « à conquérir ». Et Jean-Michel Blanquer, pareil : « le déconfinement ne sera pas obligatoire », « Tout ne va pas se passer du jour au lendemain », et « tout le monde ne rentrera pas en même temps »… Cacophonies d’une marche à l’aveugle. Celle de ceux dont tous les paramètres de gouvernance ont été pris à contre-pied par l’accident virilioein, au milieu du gué du fleuve libéral bureaucratique.

Quid des masques manquants ? Quid des tests absents ? Quid des « vieux » en variable d’ajustement ? Quid de la « distanciation barrière » dans les écoles ; dans la circulation ; durant les examens ? Quid des entreprises en faillite ? Quid des emplois perdus ? Tous les Fiaschi visibles et pas encore visibles. Passés et à venir. Ceux qui auraient pu être évitables et ceux devenus par suite tragiquement inévitables. Dur labeur en prévision.

Après les claps d’applaudissements aux soutiers de 20 heures, les voisins de la rue rebroussent dans leurs logements. On s’attarde quelquefois à voir ce que font ceux d’en face. La douceur du soir et la nuit tardive ouvrent les fenêtres. Ce ne sont pas les crimes de Fenêtre sur cour qui s’exposent, mais les programmes TV suivis, dans les couleurs tumultueuses du rectangle des écrans. Tandis que la lumière rasante du soleil couchant blanchit les toits de zinc de Paris, le printemps n’a pas encore gagné les cœurs ni les corps.

Sur le sable des plages inaccessibles les soulagements s’effacent, et les bémols se ramassent à la pelle

 

Jeudi 16 avril

Dépêches tombées du jour :

16h40 : Washington enquête pour savoir si le coronavirus est issu d’un laboratoire de Wuhan. « Nous menons une enquête exhaustive sur tout ce que nous pouvons apprendre sur comment le virus s’est propagé, a contaminé le monde et a provoqué une telle tragédie ! » Mike Pompeo.

19h11 : La Chine devra répondre à des « questions difficiles » avertit Londres. Ajoutant que la coopération avec Pékin ne pourrait pas « continuer comme si de rien n’était ». « Nous devons poser les questions difficiles concernant l’apparition du virus, et pourquoi il n’a pas pu être stoppé plus tôt », déclaration du ministre britannique des Affaires étrangères, Dominic Raab.

19h45 : Gestion du virus en Chine : pour Macron il y a « manifestement des choses qui se sont passées qu’on ne sait pas ». Entretien au Financial Times.

Donc ils pourraient savoir maintenant quelque chose ? Donc les services de renseignements auraient fait le job ou bien auraient enfin été entendus ? Et donc les informations récoltées, les signaux croisées, les analyses confrontées, seraient suffisamment crédibles sur ce quelque chose ?

« Saura-t-on quoi ? » est une question dubitative sur la chance d’une vraie réponse. « Avec combien de retard ? » est une seconde question affligée alors du temps perdu. Mais pourquoi ne pas avoir douté par lucidité de tout ce qui peut provenir « officiellement » d’un régime totalitaire ? pointe un manquement a minima indolent à ce qui s’impose pourtant comme un algorithme vital aux démocraties. Ils n’ont pas lu Léon Trotski, Boris Souvarine, Anton Ciliga, Alexandre Soljenitsyne, Varlam Chalamov, Simon Leys ? Ou sous une autre facette, Hermann Rauschning, Franz Neumann, Thomas Mann, Sebastian Haffner, Victor Klemperer ?…

En juillet 1934, l’écrivain André Suarès interpellait dans le désert des veuleries démocrates, assiégées par les forces totalitaires déjà en encerclement géostratégique : « le maître de la politique ne peut pas être un parvenu de l’esprit qui ne sait rien que d’hier et selon lui ».

 

Vendredi 17 avril

Voici Erri de Luca, figure des Lettres italiennes. Écrivain napolitain, venu du quartier populaire de Montedidio, un toponyme napolitain qui signifie la « Montagne de Dieu ». Nous lui devons nombre d’ouvrages, dont un fit sensation et révélation de finesse, de sensibilité, d’élégance : Un nuage comme un tapis. Il est interviewé ce matin dans le Figaro Vox.

Il fut communiste, anarchiste sous l’effet de ses lectures de George Orwell, et dirigeant du groupe d’extrême gauche Lotta continua. Il a mené une vie d’ouvrier chez Fiat d’abord, et puis dans bien des chantiers ensuite durant dix-huit ans. Il fut encore chauffeur de camion pour les convois d’aide à la population bosniaque durant les années de guerre dans l’ancienne Yougoslavie.

Il est ici sollicité par S. Malka qui mène l’entretien non sur sa biographie édifiante, mais sur la situation en Italie, le confinement, etc :

Erri de Luca commente :
« Les Italiens ont bien réagi, d’une manière plutôt surprenante pour moi. Ils ont accepté toutes les restrictions. Ils les ont appliquées sans y être forcés. Ils ont partagé ce bouleversement de nos vies qui a consisté à faire une suspension de la liberté de mouvement. Il s’agit bien d’une soustraction de la liberté de mouvement, pas une soustraction de la liberté de l’expression et de la manifestation. Cela, pour moi, reste hors-sujet. C’est une absence de liberté provisoire dans les déplacements […] Nous sommes dans un état de siège atténué. Un état de siège plus léger, pas comme a pu l’être Sarajevo dans les années 90. On était coincés dans les maisons, on était coincés dans les rues, mais il y avait le manque de nourriture, l’absence de chauffage, les bombes et les grenades qui tombaient, les tirs sur les routes… Là c’est un état de siège provisoire que nous ne subissons pas. Nous le partageons parce que c’est comme ça ; qu’il faut faire avec, si nous voulons sauver nos vies ».

Voici Giorgio Agamben, autre figure internationale produite de l’Italie que Le Monde interviewait le 24 mars, il y a trois semaines. Propos recueillis par Nicolas Truong. Une perche tendue pour le tirer du mauvais pas de réputation dans lequel il s’était mis avec une tribune parue le 27 février dans Il Manifesto : « Coronavirus et état d’exception ». Ce fut sans contrition. Juste une défausse d’emblée sur le CNR (Consiglio Nazionale delle Ricerche) .

Il y avait écrit que « face aux mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement injustifiées pour une supposée épidémie due au coronavirus, il faut partir des déclarations du CNR selon lesquelles “il n’y a pas d’épidémie de Sars-Cov2 en Italie”.
Et ce n’est pas tout : “L’infection d’après les données épidémiologiques disponibles aujourd’hui sur les dizaines de milliers de cas provoque des symptômes légers, modérés, une sorte de grippe” ».
Tout cela pour conclure : « il semblerait que le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes limites ».
Il ne s’agissait que de ne pas manquer une occasion pour poser sur tout ce qui bouge en démocratie, son syntagme d’« État d’exception ». Ce qui est sous ses yeux dans le totalitarisme de la Chine continentale, dans le totalitarisme des ayatollahs, par strabisme il ne le pressent que dans les démocraties.

Impasse déjà installée lorsqu’en 1995 il avait dénoncé l’« état d’urgence » promulgué provisoirement sous le coup des attaques terroristes, plutôt que de viser le fascisme et la destructivité fondamentale de ces attaques. Se pourrait-il qu’Agamben ne craigne rien d’autre que ce qui est sa propre ombre portée ?

Deux surgeons du gauchisme transalpin des années 68. L’un, resté au chevet des gens. L’autre parti dans l’auto-contemplation de ses concepts.

L’un, un jour, décida d’apprendre l’hébreu biblique pour traduire directement un passage de la Bible. Ce qu’il fait depuis, chaque jour, en prolongement et métabolisation de ce que fut son engagement politique. S’inscrivant dans ce qui pourrait être nommé Monothéisme éthique, et qui est au cœur de son œuvre littéraire comme de ses travaux de traducteur.

L’autre se revendique d’une chimère qui associe sans vergogne Walter Benjamin, Aby Warburg, Michel Foucault, avec Martin Heidegger et Carl Schmitt. Ce qui n’est pas loin d’un crime épistémologique. Une chimère cuistre de surplomb froid, d’apathie conceptuelle et de pédanterie Überphilosophish. Un dérisoire sentiment de survalorisation narcissique, celui avec lequel quelques-uns font gang autour du jargon ampoulé de Fribourg.

Erri de Luca, le gosse des rues napolitaines catholiques, a même appris le yiddish. « La seule façon, pour moi, de donner tort à Hitler, c’est de l’apprendre », explique-t-il. « J’ai appris le yiddish pour faire quelque chose contre l’anéantissement d’une langue plus que contre l’anéantissement d’un peuple. Je ne peux rien faire contre cela, car je suis arrivé trop tard… ».

Giorgio Agamben procède de ce qu’il dénonce, déjà dans Homo Sacer et davantage encore dans Ce qui reste d’Auschwitz, en pontifiant sur les corps martyrisés des déportés anéantis. Imperturbabilité conceptuelle dévorant les corps suppliciés, charnellement saccagés, et réduits en cendres et virtuels engrais. Et qui s’adosse à celui qui, de son endroit, thématisait dans les Cahiers noirs que les Juifs s’étaient auto-exterminés, Selbstvernichtung ; leur imputant ontologiquement la puissance destructrice de la Machenschaft. « Auto-extermination » dont les nazis n‘auraient donc été que les instruments étêtés ?!!… ( cf. François Rastier, Heidegger, messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs).

Deux positions, deux manières, non pas « d’être au monde », mais de résider comme sujet dans le monde.

Deux mentalités.

D’un côté la commiseratio, l’écoute de l’autre comme son prochain, l’Herzenstakt, le tact du cœur, et la désillusion de soi.

De l’autre, l’insensibilité, l’amor intellectualis diaboli, la virtus barbare.

L’un écrit au côté des humains. L’autre ergote dans les nuées, au-dessus de la gens. Celui-là, c’est par usurpation qu’il pourrait être dit « philosophe politique ».

Giorgio Agamben et Erri de Luca. Gageons qu’il en sera comme pour Jean-Paul Sartre et Albert Camus. À l’épreuve des temps traversés, on voit bien quelle œuvre, aussi abondante parût-elle, a tenu le coup entre celui qui déclarait dans les années cinquante en suppôt stalinien « tout anticommuniste est un chien », et celui qui écrivit L’Homme révolté.

Car, si c’était l’inverse, c’est que la Menschlichkeit, le « sentiment d’humanité », aurait disparu.

 

Samedi 18 avril

Entendu ce soir dans le film de Nurith Aviv, en « replay » sur FR3 :

Tsushtayer, « Un poème sur les yeux » de Debora Vogel (traduit du yiddish par Arnaud Bikard et Batia Baum).

Les yeux peuvent luire comme deux châtaignes dures
Deux noyaux de tristesse
Dans la poêle en tôle jaune des rues.
Parfois ce sont deux dattes tranquilles
Des dattes faites de lourdes gouttes d’attente
Qui t’attirent dans des rues vides aux lanternes jaunes
Jusqu’à ce qu’ils deviennent des taches de velours brun
Et tombent lourdement, douces gouttes de renonciation
Sur les rues, les lanternes, et les corps
Dont plus rien en peut sortir.

Debora Vogel, poétesse et philosophe, fit sa thèse sur l’influence de Hegel chez Jozef Kremer historien de l’art polonais du XIXème siècle, fréquenta Marc Chagall à Paris, fut la muse de Bruno Schulz, et mourut dans le ghetto de Lwow en 1942.

 

Dimanche 19 avril

« Impossible n’est pas français », une expression attribuée à Napoléon Bonaparte, dont on rapporte qu’il l’aurait au moins proférée à trois occasions de batailles. Elle fut popularisée par Balzac qui publia ses Maximes et Pensées de Napoléon, en 1838.

Est-ce avec ça en tête que le Premier ministre s’est plié à l’exercice d’une conférence de presse ce dimanche après-midi ?

Lui parle sans prompteur. Regarde si besoin ses fiches. Tourne les pages de ses documents. Se soutient de gestes qu’on dit coverbaux. Voilà une première information.

L’exposition est moins solennelle. « Ce que nous savons » ; « Ce que nous ne savons pas » ; « Ce que nous espérons » ; « Ce que nous redoutons ». Certes pour lui donner du relief l’artifice Power Point a été mobilisé, et trois officiants de l’expertise « blouse blanche » font toujours les chapitres. Il n’a toujours pas lu Le Savant et le Politique. Plus tard, qui sait ?

Il est poli avec les politico-administratifs sous ses ordres, le ministre et le DGS ; un peu trop déférent avec l’infectiologue chargée des essais cliniques Discovery. Mais tout cela relève des routines de « civilités » et sert l’objet de la séance : poser les chapitres, fournir un cadre, apporter des données. Enchaîner la crise sanitaire qui se poursuit et la crise économique qui s’annonce. Du concret en survol. Deuxième information.

L’exercice n’esquive pas les incertitudes, les difficultés, voire les point aveugles. Les paramètres non prévisibles, et les modélisations mathématiques impossibles… Rien n’est simple et tout se complique est le message. Effondrement de l’illusion de l’État-Providence qui aurait su « prévoir », et saurait « pourvoir ». Troisième information.

Enfin, dans l’attribution aux maires et aux préfets, de l’organisation, coordination et gestion des hypothétiques modalités d’un relatif déconfinement : une peut-être heureuse annonce en creux : la capitis diminutio, le déclassement administratif de fait, de l’ARS. Si ça pouvait être vrai ! Ce serait La Nouvelle, à interroger ; pour confirmation ou pas.

Au résultat de ces deux longues heures d’exposition, principalement la trame sous-jacente d’une confirmation pour les auditeurs destinataires : le 11 mai, nous serons peut-être « acteurs » tous ensemble ; mais au point où il eût été bon d’être le 30 janvier en défense civile sanitaire. Avec – entretemps – probablement autour de trente mille morts, à ce rythme des décès journaliers dans l’Hexagone et avec ceux que l’INSEE révélera un moment ou un autre. Avec des dizaines et des dizaines de milliards d’euros siphonnés par une urgence de confinement qui s’imposait sans alternative. Et fut assumée en juste valeur absolue.

Mais tout restera encore à faire, en pilotage à vue.

10 novembre 1942, Discours de Winston Churchill : « Ce n’est pas la fin. Ce n’est même pas le commencement de la fin. Mais c’est peut-être la fin du commencement ». L’Art de dire, sans atermoiement, ni tergiversation…

 

Lundi 20 avril

L’unilatéralité sociologiste et l’inflation de ses œuvres tâcheronnes — on ne saurait nourrir l’erreur avec trop peu de « scientificité » — qui servait, avant la « crise sanitaire », la méconnaissance du réel contemporain, a laissé pour un temps sa place aux « blouses blanches » sur les plateaux des chaînes d’info continue. Parions qu’elle reviendra pour prendre sa revanche en expertises rédactionnelles et pour cabinet ministériels et nous submergera à nouveau de son pathos et son savoir instrumental sur les dols de la crise sociale qui se profile. Seule l’écharpe rouge du capilliculteur sévillan résiste au turn over. Inextirpable personnage de la théâtrocratie.

Sur ces chaînes, selon une mise en scène millimétrée, et suivant un dosage bien rodé, la parole est distribuée par les animateurs vedettes, aux experts maison, aux fugitives dissonances critiques, aux porte-voix du pouvoir du moment.

En ce temps de désarroi en partage, un quatrième personnage est tiré sur l’estrade : le témoin. Le genre porte un nom : oral stories. Sauf qu’ici c’est toujours bref, le temps imparti compté, et enchaîné illico de commentaires aussi distants que compatissants obligés. Car le témoin est cherché davantage pour dire une souffrance, une colère, une peine, que pour fournir un lot d’intelligence concrète à diffuser, de solutions inédites à partager, d’efficacité à explorer. Il ne manquerait plus que des anonymes soient plus pourvus de compétences que les invités du plateau.

Ruth Klüger l’avait bien identifié dans un texte sur La Mémoire dévoyée : c’est le pathétique authentique du témoin qui est cherché en matière première documentaire. Étouffer la parole du témoin en faisant croire qu’on la donne à connaître, est une manière de Kitsch médiatique.

Ce Kitsch médiatique, diffusé en boucle jusqu’à saturation, ne sera pas dépareillé mais complété par les publicités opportunistes qui scandent chaque demi-heure le dispositif théâtral. À côté de celles trans-temporelles pour des marques de café, il en est d’autres qui s’immiscent dans les échos de la période et y fructifient. Promotion du « Camping-Car », comme solution garantie de sécurité distanciée, pour prochaines circulations estivales. Promotion d’application de diagnostics d’ordinateur à distance, pour temps confinés. Captation d’aura de signifiants comme la requalification des chefs d’entreprise en soignants de l’économie (sic !) pour crise annoncée, etc.

Il en est une quand même qui ne s’est pas présentée à l’écran, mais qui s’affiche par ailleurs. C’est celle des établissements Korian. Le réseau des maisons de retraite médicalisées (EHPAD) qui annonce, en placards, ces jours-ci, « des places disponibles » dans ses établissements… On n’en doute pas.

Felix Nussbaum, Le triomphe de la mort, 1944

 

Mardi 21 avril

Aujourd’hui journée commémorative en mémoire des victimes de l’extermination nazie : Yom HaShoah. En écho de sa signification, George Steiner pointait dans Langage et silence une évidence ineffaçable : « Nous sommes ceux qui viennent après ».

Suggérant que nos devenirs, celui des nations, des cultures, des manières de résider dans le monde, sont attrapés par le fait que ça ait eu lieu. Non pas comptables, mais tributaires. Et comptables, si on veut, peut-être, alors, de contourner, d’esquiver, se dérober, d’en être tributaires, en nous, malgré nous. Quoi qu’on veuille…`

Mais « après » quoi ?

Une épouvante, dont le « refoulement dans l’inexprimé aveugle et paralyse », comme le notait l’historien des sciences, Benno Muller Hill dans son ouvrage Science nazie, science de mort. Tandis qu’Hannah Arendt, de son côté, avait prévenu : « Il n’y a pas d’Histoire plus difficile à raconter dans toute l’histoire de l’humanité. En elle-même, elle n’offre rien d’autres que peine et désespoir ».

Mais « après » quoi peut-être encore ?

Un intermède catastrophique, contingent de la marche de la modernité vers son apogée ? Une régression conjoncturelle ? Une embardée de l’Histoire, redressable par quelques corrections dans l’après-coup ? En quelque sorte un « accident civilisationnel », réglable, soldable, voire dépassable, par ce qu’il a été convenu — en vestige d’une dette – de nommer du syntagme : « devoir de mémoire ».

Une expression que Simone Veil n’appréciait pas vraiment. Ni dans son contenu de sens, ni dans son inflation d’emploi. Peut-être au motif de l’inclination probable qu’elle recelait, comme l’épingla l’écrivain Imre Kertész, de transformer le souvenir en rituel, dans une incantation fossilisée, si ça ne fait pas enseignement.

*

Différemment – plutôt qu’un accident civilisationnel – d’autres y ont pressenti une tragédie civilisationnelle. Une bifurcation ravageuse, probablement durable, et possiblement pérenne.

Un Zivilisationsbruch, une rupture de civilisation, authentifiée et singularisée par ce qu’on a ramassé sous le nom générique de « déchirure d’Auschwitz ». Pas seulement dans la démesure des meurtres en masse à flux tendus « industriels ». Pas seulement dans ce qu’elle portait d’attaque frontale revendiquée contre la Civilisation bâtie du Monothéisme. Mais, en conséquence, dans cette loneliness, invoquée par Hannah Arendt ; cette désolation à comprendre comme une dé-sol-ation. La désagrégation du sens commun de la justice, de la dignité, de la solidarité. La perte ou du moins la précarisation du sol commun sur lequel est bâti ce monde qu’on habite dans la pluralité des hommes. « Il s’est passé là quelque chose que nous n’arrivons pas à maîtriser », disait-elle.

Et d’autres encore :

Le philosophe Jurgen Habermas : « Auschwitz a transformé les conditions de permanence des relations entre êtres humains ».

La psychanalyste Françoise Dolto : « les fruits pervers du nazisme ne sont pas terminés, parce que ça a été socialisé. La symbolisation qui donne valeur aux pulsions, a donné valeur à des pulsions destructives ».

Le juriste Pierre Legendre : « le nazisme a constitué pour l’Occident, une échéance historique et un épisode de destruction dont les sociétés contemporaines demeurent tributaires »…

Quant à un autre philosophe, Karl Jaspers, dans son ouvrage paru après-guerre – en 1948 – sur La Culpabilité allemande, il prend l’office d’un guide route : « C’est en Allemagne que se produisit l’explosion de tout ce qui était en train de se développer dans le monde occidental sous la forme d’une crise de l’esprit et de la foi ».

*

« Le problème du Mal sera le problème fondamental de la vie intellectuelle de l’après-guerre en Europe, de même que la Mort est devenue le problème fondamental après la Première Guerre mondiale », avait cru pouvoir prédire Hannah Arendt au sortir de la Seconde Guerre mondiale. On peut dire que l’esquive et l’indolence de pensée d’après-guerre ne l’ont pas confirmé. Rares furent ceux qui ne se dérobèrent pas et s’y risquèrent.

Du moins Hannah Arendt pointait-elle un manquement. Le « Mal » est en effet le grand absent des interrogations des Lumières. Il suffit de lire la violence avec laquelle Goethe et Schiller réagissent contre Kant, lorsque celui-ci pose la possibilité d’un « Mal radical » (cf. La Religion dans les limites de la simple raison. 1793). Les Lumières ont mis son signifiant au registre de la superstition, d’une pensée archaïque, ou d’une intrigue cléricale naviguant sur un océan de culpabilisation. Alors que la Raison appelait une autre direction, celle qui consistait à faire passer le problème du Mal depuis la métaphysique vers l’anthropologie.

Au résultat, l’allant d’autosatisfaction que porte en lui le philosophème de Progrès, ne permit pas d’anticiper l’hypothèse d’un tel mauvais coup, au nom contingent de « nazisme ». Ni de s’en prémunir.

Freud, en témoin des nuées qui s’amoncelaient, en fit le diagnostic (cf. L’Homme Moïse et la religion monothéiste) : « Nous trouvons avec étonnement que le Progrès a conclu un Pacte avec la Barbarie ».

Et c’est dans l’urgence d’un pressentiment qu’il fit paraître en 1929, Malaise dans la Culture. Un texte éclairant qui renverse la conception idéalisante qui a soutenu la marche de l’Occident vers la démocratie. Freud s’y coltine l’aveuglement de la morale normative qui accompagne la démocratie quant à la réalité de l’agressivité humaine : « Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la « méchanceté », à l’« agression », à la destruction et donc aussi à la cruauté. Dans le même texte il consigne : « Même là où elle (la pulsion de mort) survient sans visée sexuelle, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut méconnaître que sa satisfaction est connectée à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, du fait qu’elle fait voir au Moi, ses anciens souhaits de Toute Puissance accomplis ». Il nous laissa donc une indication : le « Mal » se trouverait dans l’intrication de la pulsion de destruction et du narcissisme.

Ainsi, avons-nous une piste sur le passage du problème du Mal, depuis la métaphysique vers l’anthropologie. Voilà qui irait dans le sens de l’interpellation d’Hannah Arendt.

L’effectivité de ce qui s’est acté sous le nom du nazisme, ses conséquences épouvantables dans la culture nous obligent à prendre acte dans l’Esprit des Lumières, mais en correction de celles-ci, que le progrès de l’humain dans l’homme et le progrès des sciences et techniques ne marchent pas d’un même pas.

Voilà ! Ce que peut déjà signifier « venir après ».

*

Paul Valéry, au sortir de la Première Guerre mondiale, dans La Crise de l’Esprit, tira de celle-ci la leçon qu’« une civilisation a la même fragilité qu’une vie ».

Des effrois totalitaires et de l’épouvante du nazisme et ses destructions, il nous faut — par-delà la sentence de Paul Valéry – faire un nouveau constat : celui d’un conflit intrinsèque entre « civilisation de vie » et « civilisation de mort ».

Un « choc » qui ne se produit pas fondamentalement entre les grandes régions civilisationnelles de la planète, mais qui est interne à chacune d’elles, dans leurs concrétions propres, entre « « éthique de vie » et « jouissance de mort ».

N’assistons-nous pas à un de ses épisodes dans la variante de cette contingence coronavirée du moment, ses aléas, ses manquements comme ses convocations, ses incuries comme ses courages, ses atermoiements comme ses dévouements ? Travail de mort et œuvres de vie s’affrontent en catimini dans les territoires d’arrière-scène du drame partagé mondialement. Si l’intuition est bonne, leur décryptage reste à faire.

Mais ne pourrait-ce pas être là l’occasion d’un repensé éducatif convoqué et convoquant pour demain ? L’apprentissage, l’établissement, la sauvegarde d’une vie bonne ! De génération en génération. Elle appelle en nécessité un Signifiant-Maître : Responsabilité.

Qu’il s’agisse de cruautés, de meurtres, d’indolences, de négligences, de frivolités, le bourgeonnement de l’homoncule vers l’humain s’épanouit de devoir, pour chaque cas, d’en répondre.

Une civilisation n’est pas que prouesses techniques, profondeurs scientifiques, et gouvernances administratives, elle est spirituelle.

Les valeurs frontispices d’où se soutient le projet démocratique et ses sociétés claudicantes — Raison, Liberté, Éthique – sont à restaurer dans leurs incidences les plus arborescentes. Jusqu’au bout des ramilles les plus ténues.

La Raison a loupé l’exigence du discernement, pour être trop réduite à un calcul ; la Liberté a perdu la signification du libre exercice du débat et du questionnement sur le bien commun, pour la licence du « tout est permis » ; l’Éthique n’a plus été l’axe gradué de l’élévation dans la vie de l’Esprit de Justice, mais le bon cœur angélique qui se dissimule les dures contraintes du réel.

Elles n’ont pas fait digues en d’autres temps, le font-elles aujourd’hui, en ce moment même ? Motif à scrutation et à méditation.

Éduquer « après Auschwitz », comme en avertissait Theodor Adorno, c’est réinvestir le travail de civilisation.

Rejoindre — comme il arrivera bien un jour — la vie circulante, vaudrait une convocation de longue actualité : débarbariser l’humanité, « condition même de sa survie » (Theodor Adorno).

Un travail de réparation attend les éducateurs présents et futurs. Ni « laxiste », ni « domestiquant » : civilisant.

Vous avez dit : l’école reprend le 11 mai ?!

 

Mercredi 22 avril

Ça vient de tous les horizons, de toutes les instances du monde administré, de toutes les expériences éprouvées ailleurs, nous porterons des masques. Sans possible évitement. Oui ! Oui ! S’il y en a… Aussi longtemps qu’il le faudra. Et de préférence pas des substituts « palliatifs » SVP !.. Ce sera la condition impérative et durable d’une circulation. Et l’échéance de sa prescription n’est pas en vue.

Il est des passages de nos lectures d’antan qui restent comme des sceaux inaltérables dans le temps.

« Les hommes, les jardiniers, venaient du camp des hommes, chaque matin, travailler au jardin. Il nous était défendu de leur parler. Naturellement nous leur parlions. Derrière une serre, en déplaçant des pots, en arrosant nos graines […] nous réussissions à parler aux hommes. Ils nous apportaient des nouvelles. Les hommes étaient mieux organisés que nous pour les nouvelles. Certaines d’entre nous avaient parmi eux un ami, même un fiancé. Ainsi Lilly. Son fiancé était un Polonais. Ils étaient devenus fiancés en échangeant un regard, tandis que l’homme était courbé sur des plantes. Ils étaient devenus fiancés en échangeant quelques mots sans se regarder, sans avoir l’air de parler, le SS pouvait survenir et les surprendre. C’était pour lui, pour son fiancé, que Lilly était coquette […] Quand elle sortait au jardin après avoir guetté son fiancé par la fenêtre et vu qu’il s’agenouillait près d’un châssis, précisément en bordure de l’allée où elle passerait, Lilly mettait sur sa robe un col blanc qu’elle gardait autrement dans sa gorge. Il était interdit de mettre un col blanc sur la robe rayée… » (Charlotte Delbo, Auschwitz et après, II, Une connaissance inutile, 1970)

La coquetterie des femmes, jusqu’au fond de l’abîme, c’est un don à la vie, un embellissement du monde. Un génie féminin. Sûr, dans nos banales misères à venir, elles sauront aussi transformer les « masques » en élégances et les maquillages des yeux en atouts charmeurs et embrasants. Nous en aurons besoin.

 

Jeudi 23 avril

Je ne sais pas si les RG, tâteurs de pouls des ambiances, comprennent l’atmosphère et font remonter ses indices jusqu’au « panier » de chaque bureau de la gouvernance ; mais ses membres pourraient sans doute s’inquiéter.

Les clips, chansons, photos parodiques qui circulent, qui s’échangent, et épidémisent sur le Net WhatsApp, devraient les alarmer davantage que la colère des « gilets jaunes », ou les cortèges rassemblés contre la réforme des retraites, des temps d’avant confinement.

La colère — et davantage encore la haine — est rivée à son objet. Elle commerce encore avec lui. Ici la farce, qu’elle relève du grand style l’humour, de la réjouissante pique parodique, ou de la caricature souriante et souvent bon enfant, signe que leur auteurs anonymes et relayeurs en masse ne grognent plus ni ne crient, et expriment un décrochage bien plus profond. Une autonomie impuissante certes. Mais un désinvestissement. Une sécession.

Cette secessio plebis antique rapportée par Tite Live. Celle des plébéiens qui « se retirèrent en masse sur le mont Sacré (l’Aventin), au-delà du fleuve Anio, à trois milles de Rome » (Tite Live, Histoire romaine II, 32). Elle pourrait se parapher d’une raclée sans regrets.

Et même « s’ils ne sont pas tous libres ceux qui rient de leurs chaînes », Es sind nicht alle frei, die ihrer Ketten spotten (Gotthold Ephraïm Lessing), ils ont déjà par la dérision et l’autodérision, gagné une liberté impossible à éteindre.

 

Vendredi 24 avril

Ambivalences des sentiments.

Selon Ouest France, une étude de l’EHESP de Rennes tendrait à montrer que le confinement a permis de sursoir à l’impréparation des services de santé et l’incurie bornée de son administration. Sauvant ainsi 60 000 vies. Le choix politique fut le bon. Ça on avait compris. Sauf un : l’Agamben…

En même temps, Le Parisien vient de publier les portraits de médecins, aide-soignants, infirmiers, urgentistes, décédés au front du sauvetage médical contre le coronavirus. Et emportés par lui. Plus d’une vingtaine déjà. Comme le quotidien le précise, ils exerçaient à Mulhouse, Compiègne, Châteauroux, Montfermeil, Wassy, ou Saint-Maur-des-Fossés, etc. Le quotidien qu’on dit « populaire » — et qui fait, lui, le job informatif attendu – annonce qu’il mettra à jour régulièrement cette galerie de portraits. Ici on ne se contente pas d’énumérations de chiffres et « stats ».

Certains de ceux auxquels il est déjà rendu hommage dans ces colonnes étaient en exercice, d’autres – retraités — avaient répondu à l’appel de « réservistes ». Ce n’est pas nous qui avons introduit la sémantique militaire …

Ils venaient de régions géoculturelles parfois très éloignées. Ils avaient des familles, des enfants. Ils sont tous salués pour leur générosité, gentillesse, dévouement, par ceux qui les connaissent. Ils y sont allés en soldats sociaux sans que l’intendance soit là !… C’est-à-dire les moyens de protection nécessaires. Certains des appelés volontaires pestaient contre ces manquements, devinaient les risques, pressentaient le danger, ce qui ne les a pas fait déserter. Morts dans les tranchées du front, sans masques, ni combinaisons, comme en 17 d’il y a un siècle…

Des plaintes seront déposées par des proches à ce motif, dit le journal. Des « cellules psychologiques » sont envoyées dans certains services. Elles n’y pourront rien dans leur mission instrumentale de neutralisation des impacts psychiques, pour la tranquillité des bureaux cacophoniques du Grand Quartier général. Le chaleureux d’intentions, mais dérisoire d’effets, des applaudissements, calicots et banderoles, de 20h, laissera une amertume inflammable lorsque les applaudisseurs réaliseront leur propre vie sauve, et le décalage entre leur pauvre soutien et l’abandon dans lequel se sont débattus les sacrifiés.

Les sémantiques militaires ont leur revers ! Il va falloir ordonnancer l’édification de cénotaphes dévolus dans les cours des hôpitaux… Ça suffira ?!

 

Samedi 25 avril

Depuis une petite semaine, de façon surprenante, les rêves nocturnes se sont emplis d’un paysage coronaviré. Pas qu’ils soient particulièrement angoissants, plutôt ayant intégré cette nouveauté du temps comme une composante de fait, lourde et prégnante. Mais chaque nuit, ils insistent, réveillent, et surprennent. Barrières, masques, distanciations, désertions des rues, y jouent les figurations impressionnistes porteuses d’affects. Il paraît que ce n’est pas une affaire personnelle. Il est rapporté que l’impact de l’ambiance Covid-19 sur les rêves est notable chez beaucoup, bien sûr selon les modalités propres aux histoires de chacun. Il n’y a de « collectif » que la situation.

Il y a quelques années était paru en France, traduit de l’allemand (par Pierre Saint-Germain), un ouvrage de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich. Il s’agissait d’un recueil de plusieurs centaines de rêves d’hommes et de femmes compilés à cette période en archives par l’auteur. Ils ne disaient rien d’un Inconscient collectif, mais dessinaient l’impact des événements extérieurs en chacun. Ces rêves dans leur diversité narrative, symbolique, ne sont pas interprétables. Simplement, et ce n’est pas rien, ils semblaient y tenir un office d’« avertissement ».

Comment se fait-il que l’art d’interpréter les songes soit tombé en décadence (depuis Artémidore d’Éphèse), et le rêve lui-même mis en discrédit ? se demande Freud dans l’Introduction à la psychanalyse, avec cette fausse ingénuité qui fait son art d’exposition.

« Un rêve non interprété est aussi vide de sens qu’une lettre qui n’est pas lue » consigne de son côté, le Talmud au Traité Berakhot 55b.

Alors de quoi avertissent ces rêves dans ce moment Covid ? Qu’il n’y aura pas d’« après » ?

Qu’il faudra s’y résoudre ? Juste un présent de confinements alternés, de distanciations barrière, de masques, de proxémies modifiées, d’embrassades, d’étreintes et de frôlements conjurés, barrés, empêchés, qui s’éternisera jusqu’à l’infini ?

Devrons-nous comme les sourds-muets ont dû le faire, inventer à notre tour de nouveaux signes et codes alternatifs de langage ? Devrons nous concevoir de nouvelles interfaces : ouverture des portes sans poignées, ascenseurs sans boutons, distributeurs de billets à reconnaissance faciale et vocale ? Créer une autre anthropométrie de l’« intérieur » et de l’ « extérieur », clivant l’espace privacy de celui, public. Les rendant discontinus, sans ces chevauchements qui en enjolivaient les délicatesses ?

Dans le même Traité talmudique il est aussi dit qu’« Un rêve vaut un soixantième de prophétie » (Traité Berakhot 17b, 57b). Ça dit le « poids » du rêve ; mais ça laisse aussi de la marge qu’il se trompe.

 

Dimanche 26 avril

« J’ai vu encore sous le soleil que, quand il s’agit de course, on ne s’adresse pas au meilleur coureur ; que, quand il s’agit de guerre, on ne fait point appel aux braves ; que le pain n’est pas pour les plus sages, ni la richesse pour les intelligents, ni la faveur pour ceux qui savent.
Les circonstances et le hasard règlent tout et l’homme ne connaît pas plus l’heure de sa destinée que les poissons pris dans les rets et les oiseaux pris au piège. Comme eux, les fils d’Adam sont engagés dans les filets pour l’heure fatale qui tombe sur eux à l’improviste. »
Kohelet, l’« Écclésiaste », extrait
(traduit de l’hébreu par Ernest Renan).
Toutes les paroles sont lasses,
L’homme ne peut dire,
L’œil ne peut se rassasier de voir
Et l’oreille ne peut s’emplir d’entendre.
Ce qui a été sera
Ce qui s’est fait se fera.
Et rien de nouveau sous le soleil
S’il est une chose dont on dit
— vois c’est nouveau
C’était déjà dans les temps anciens
Bien avant nous.
Kohelet, l’« Écclésiaste », extrait
(version yiddish, traduite par Arnaud Bikard et Batia Baum)

Gérard Rabinovitch
Les temps qui courent

Images : Felix Nussbaum

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