La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Montreuil, entre embolie et embellie

Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.

 

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Retour à l’est, comme un jeu de ping-pong entre des portes parisiennes finalement si opposées. Attaque de la porte de Montreuil. Celle-ci, je l’ai connue quand j’allais en voisine guillerette aux Puces dans les années 70, elle était grouillante de bonnes petites affaires. Puis je l’ai traversée en voiture ; ou souterrainement en métro ; et je ne l’ai plus vue, je l’ai oubliée.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Je la redécouvre à partir du très Bas-Montreuil. Quand rue de Paris, le paysage architectural se modifie brusquement. Les hauteurs des immeubles augmentent, on passe du XIXe siècle au XXe, années 70-80. C’est « à quelques mètres près, la division patente d’une ville en zone de climats psychiques tranchés » décrite par Guy Debord [1]. Des parements de carrelages blancs froids s’accrochent aux façades (non, ce n’est pas une œuvre de Jean-Pierre Raynaud !), ça sent la Porte. S’y regardent, de part et d’autre, la BNP, le Bœuf à 6 pattes, le centre commercial la Grande Porte, un hôtel Ibis bien moche. S’y déploie surtout, plus fier, le siège de la Confédération générale du travail, la CGT, bâtiment conçu en 1974 par deux architectes modernistes communistes, Claude Le Goas et Serge Lana. Une trame géométrique triangulaire, avec un patio central, dessert les bureaux ; et sur les façades, alternent parois de briques (un clin d’œil aux HBM populaires), et de grandes baies vitrées. Il tient le coup, même si la CGT est en déclin, fleuron d’une époque où le communisme municipal se voulait laboratoire urbain-social.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Et voilà la place de la Porte. Ce n’est pas une porte, c’est une béance. Créée en 1970, complètement en rupture avec les tissus villageois banlieusards et parisiens limitrophes. Comment la traverser ? C’est si inhospitalier. C’est une immense trouée surdimensionnée, illisible, un tourniquet où seules les voitures peuvent circuler dans l’anarchie. Pas un vélo, pas une trottinette ! Au centre, un trou perfore le gigantesque disque de bitume, et surplombe le périphérique. C’est joli d’avion. Mais sur terre, le flot des bagnoles est particulièrement invasif et bruyant ; plus loin, un bout du mur anti-bruit n’a jamais été terminé. C’est devenu un terre-plein en triste friche, inaccessible. J’aimerais l’accoster, je ne m’y risque pas. Raymond Devos et Jacques Tati ne sont plus ici d’aucun secours, il n’y a même plus place pour la raillerie.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Sur cet échangeur barricadé de tout part, entre hauts grillages et plots de travaux, il y a bien deux centres sportifs, entourés de verdure, mais ils sont comme engloutis. Un garage Total émerge comme il peut. Une grande recyclerie Emmaüs est elle aussi enfermée. Rien n’est relié ni accueillant. Un certain abandon suinte des trottoirs de ce non-lieu – le collège Jean-Perrin voisin abriterait à Paris le plus grand nombre d’élèves issus de milieux défavorisés. Comme si une nouvelle forme de Zone était tenace. Pas un petit brin d’histoire pour se raccrocher, plus de trace visible des anciens bastions 11 et 12 des Fortifs. Il semblerait que ni la littérature ni la peinture ne se soient arrêtées ici en ces temps là. Si, quelques images, toujours les précieuses photos d’Eugène Atget qui ont saisi cette porte. En 1913, il a cadré une roulotte, et la délicieuse charrette ambulante (rafraichissante) d’un marchand de glace : Vaniglia et Chocolat. Ou encore les cabanons des zoniers, ornementés et organiques…

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Aujourd’hui, du pont où mugit le Périph, se font vis à vis deux paysages très tranchés, dans une rupture chronologique. Côté Montreuil, une longue haie de hauts bâtiments 70, de l’édifice de la CGT aux deux tours jumelles Mercuriales de Bagnolet du même architecte Serge Lana ; en face, côté Paris, une guirlande plus basse et hétérogène de traditionnels HBM. Et en ce jour de semaine, les Puces ne sont pas installées.

Je reviens donc un dimanche, pour voir ce que sont devenues ces fameuse Puces. Ce carrefour offrirait-il encore une fonctionnalité alléchante ? Il fait déjà très chaud. D’abord, je ne les vois pas ! Puis j’aperçois une ronde de camionnettes blanches qui doivent les entourer. Comme un campement ? Les voici, coincées sur une longue lanière entre périphérique et l’avenue du Professeur André-Lemière, vers Bagnolet, sur un parking le reste de la semaine.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Si à l’entrée ça sent encore étonnamment le patchouli, plus rien à voir avec le joyeux bric-à-brac baba des seventies. On y chinait des fripes rétro sympas, des chapeaux rigolos, des petits meubles pas chers. Cela semble terminé ! Les brocanteurs ont dû déserter les lieux. On y trouvera bien une chouette robe vintage pour 15 euros, ou un vinyle peut-être rare, mais les fringues neufs mal foutus pullulent, de 1 euro à 3 euros. C’est devenu un grand bazar cheap, très fréquenté. Sous l’effet de la chaleur, il se fait encore plus souk oriental ou africain. « Il n’y a plus que des produits chinois, on l’a laissé mourir »,se plaint un vendeur, désabusé. Pas de guinguette, seul un petit resto-couscous offre une terrasse brûlante au centre. Un stand vend des gilets jaunes, de 3 à 25 euros, il voisine avec un rassemblement de soutien-gorge, passent des jeunes femmes voilées. Finalement, ce patchwork d’éventaires bigarrés ravigote ce carrefour gris de l’impossible. Je ré-adopte un peu ces Puces.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Direction avenue de la porte de Montreuil, où s’émiettent encore des vendeurs à la sauvette, quelques biffins aux offres dérisoires, des fournisseurs de cigarettes, des petits trafics. En cette veille de canicule si annoncée se positionnent déjà en première ligne des tranches de pastèques et des rangs de ventilateurs.

Puis une affiche surgit d’un poteau ! « Par arrêté municipal en date du 21 mai 2019, Madame la Maire de Paris ouvre une enquête publique préalable à l’opération d’aménagement de la porte de Montreuil… » On s’en doutait, cela ne pouvait rester en l’état, Les riverains attendent depuis quinze ans ce réaménagement. Comme d’autres portes, l’actuel anneau de bitume devrait se transformer en « place métropolitaine du Grand Paris ».

Après des études et des consultations citoyennes menées depuis des années, c’est finalement l’agence [TVK 2] qui a été retenue pour ce grand chamboulement, elle qui a déjà réaménagé la place de la République parisienne. Ces architectes suggèrent de remplacer l’anneau d’asphalte de 24 mètres de large par une « vraie place digne de ce nom, rectangulaire, équipée de passages piétons et de feux tricolores ». Ils envisagent une couverture légère – en bois ? – pour combler le trou central, et la mise à niveau des buttes du périphérique pour créer un vaste rectangle piétonnier. Là aussi, vu du ciel, c’est bien rangé, traversant, coquet !

Cette sorte d’esplanade sera « ponctuée de kiosques, et végétalisée sur 3 000 m2 », plus ouverte aux piétons et aux vélos. Les voies de circulation seront reléguées de chaque côté. La station-service Total ? Démolie. Les équipements sportifs, les délaissés urbains sortiraient de leur relégation et seraient mieux réintégrés à la ceinture verte parisienne. Deux bâtiments de sept étages, l’un à l’ouest, l’autre à l’est, formeront une diagonale. Il y aura des cafés, toutes sortes d’équipements… « Tout en évitant de former un front urbain continu, une barrière entre Paris et la banlieue », précise le programme de TVK. La lutte contre le dérèglement climatique y est de règle. Un immeuble-pont serait même prévu au-dessus du périphérique, entre deux bretelles d’accès, ainsi qu’un « jardin léger » suspendu en vis-à-vis. Côté Montreuil, dans le cadre du concours Reinventing Cities, le projet prévoit 60 000 m2 de constructions nouvelles. Elles serviront aussi à reloger « dignement » les Puces de Montreuil, en rez-de-chaussée d’un immeuble, « comme un marché couvert ouvert sur la rue ».

Des Puces enfermées ? « Mais ce ne seront plus des Puces, cela signifie la mort du marché », râle un commerçant. « C’est un marché de pauvres ici. Ce n’est pas Clignancourt ! Il y a des petites gens, de toutes les couleurs, qui ont besoin de ces produits pas chers. » Les emplois des puciers seront-ils maintenus ? Pour certains habitants, la priorité serait plutôt la réhabilitation des logements, comme ceux du quartier Python-Duvernois, dans le XXe.

Comment la Ville de Paris va-t-elle se débrouiller pour requalifier cette porte en gardant un peu d’âme à ce marché ancré ici depuis 1860 ? On sait que ce mot techno requalifier, auquel s’ajoutent pacifier et adoucir, signifie aussi nettoyer et sécuriser. Des habitants se plaignent évidemment de l’insécurité, de la saleté du quartier. Les débuts des travaux doivent commencer en 2019 pour une livraison progressive en 2022, et en 2024. Mais les élections municipales seront passées par là en 2020. Et les nouveaux maires ont le chic pour stopper ou amender les projets de leurs prédécesseurs.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

On aurait envie de dire, ce ne pourra pas être pire que cet existant si impraticable aux odeurs de caoutchouc brûlé. Surtout que l’agence TVK a une approche plutôt séduisante et à contre-courant du périphérique. À travers deux ouvrages, dont un collectif ([3], ils invitent à « sortir des idées préconçues liées à la coupure créée par le boulevard périphérique et aux nuisances qu’il engendre ». À le voir plutôt comme une « entité urbaine à part entière », un espace ouvert plutôt que fermé, un lien porteur de réinventions, d’un nouveau« voyage initiatique ».

Ce Périph a été l’échangeur héroïque et critique d’Olivier Rolin [4] où il a fait tourner toute son histoire « comme une balle de plomb au bout d’une fronde«  : « PORTE DE BAGNOLET tours noires au sommet perdu dans la brume PORTE DE MONTREUIL HYPERMARCHE AUCHAN vert rouge NOVOTEL bleu 550 M N302… » Pourrait-il redevenir un nouveau passeur, un fleuve de métal dompté, ralenti, enjolivé de ponts et jardins suspendus et habités ? Mais en reliant, en embellissant, même avec tact et imagination, comment ne pas encore gentrifier, repousser des populations pauvres, en créant un vrai-faux nouveau Paris ancien, un beau décor respirant une certaine neutralité ? Comment garder l’esprit canaille et bazar des Puces, laisser s’infiltrer des herbes folles sans les nommer « végétalisation » ? Ce serait à inventer. Avec les habitants et usagers, à condition d’accepter certains débordements du projet.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Boulevard Davout, retrouvailles avec un vieil ami, le tram. Très fréquenté ce dimanche, il structure, donne le rythme, et impose la couleur verte de son long ruban planté de trèfles. Ce cordon vert monotone est devenu un marqueur chromatique. Comme une bande qui chuchoterait « ici, on a équipé, rénové, on avance », qui festonne un ensemble bâti très très hétérogène.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Où se succèdent le jardin de la gare de Charonne, la rue du Volga, les matelas de deux SDF endormis sous l’auvent d’un Piano Brunch fermé mais vantant ses « heures joyeuses », HIPOTEL MAC DO CHICKEN’S KING, puis une grande boutique d’anti-cafards, anti-punaises, anti-rats, la librairie ésotérique GVP… Une dent creuse en friche où viendront se loger une crèche et une école, un immeuble long très bas enrobé de vigne, une cabane. Sous le regard des personnages expressifs d’un « Poing d’Eau », fontaine sculptée par le plasticien camerounais Pascale Marthine Tayou en 2012.

La porte de Montreuil © Gilles Walusinski

Au bar de l’Industrie, il n’y a que des hommes. Il ne reste qu’à se réfugier au frais, avec une bonne part de pastèque, sur un banc-mur de la rue du Volga. À se demander pourquoi cet ancien chemin de Montreuil a pris, en 1877, le nom du fleuve russe autrefois masculin ? À regarder le vide du dimanche qui ne se remplit pas. Dans le « jeu psychogéographique » cher à Debord , laissons agir cette curieuse rue, reculée, fragmentée entre la fraicheur du jardin de la gare de Charonne, l’atonie de ses nouveaux immeubles, le pont rassurant de la Petite Ceinture qui l’enjambe, et le cabaret oriental Salon al Warda encore endormi. Radotons avec Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ». Car une affiche signale une exposition : « Les routes du futur Grand Paris » au pavillon de l’Arsenal. Ici, on en est encore loin, la métropole projetée intelligente reste invisible. L’indolent passage Beaufils, qui mène à la rue d’Avron, réserve un instant suspendu où l’on se dépare de toute volonté rationnelle de requalification.

1. Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », revueRessources, 2011.

2. TVK, architecte urbaniste mandataire. Équipe : Barrault Pressacco (architecte urbaniste), OLM (paysagistes), Quelle Ville (programmiste), Bollinger Grohmann (BET structure), OGI (BET VRD), Citec (BET mobilité), Le Sommer (BET Environnement), Acoustique Conseil (acousticien).

4. Groupe Tomato, Paris, la ville du Périphérique, éditions du Moniteur, 2003.
TVK, Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler, No Limit, Étude prospective de l’insertion urbaine du périphérique de Paris, éditions du Pavillon de l’Arsenal, 2008.

4. Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, 2002.

 

Anne-Marie Fèvre (texte), Gilles Walusinski (photographies)

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