Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.
En ce samedi après-midi très ensoleillé, le jardin Martin Luther King ne joue plus de ses reflets entre chiens et loups. Il s’offre en havre vallonné, lumineux et harmonieux, aux différents bosquets très fréquentés. On y pousse des poussettes, on y skate, on y promène un chien interdit, des gardiens engueulent le maître, on y court beaucoup, des allées au belvédère. En haut de ce bâtiment-panorama, une femme en excursion se pâme: « Ce que j’aime, c’est cette aération » ! Avec elle, on embrasse la composition du parc, qui attend encore une cascade, qui domine de sa dalle le boulevard Berthier, qui descend de plain-pied côté rue Cardinet. C’est la couronne de bâtiments qui l’entoure, avec ses photogéniques hauteurs différente (elles ont été relevées ici à 50 mètres en 2011), qui lui confère une identité de petit Central Park. Pour François Grether, l’architecte-coordonnateur de ce quartier, « certains des immeubles font effectivement 50 mètres de haut… Mais c’est justement ce qui crée une silhouette urbaine originale et moins massive… Partout il y a des ouvertures, de la lumière qui cassent les linéarités et créent un paysage mixte. »
« Une nouvelle skyline se crée chaque jour devant nos yeux » se réjouissait en 2016 Emmanuel Demange, nouveau propriétaire qui venait d’emménager dans la résidence Parc 17. Pour 12 000 euros/m2 en moyenne, de ses 25 mètres carrés de terrasse, ce cadre très écolo contemplait alors le jardin, le chantier de la Butte des Batignolles et au loin la Tour Eiffel. Dans le blog qu’il anime, il raconte régulièrement la vie du voisinage, en habitant plutôt heureux, participatif et tonique.
De l’extérieur, la ZAC côté est, blottie entre le parc Martin Luther King et l’avenue de Clichy, me semble déjà bien habitée, vivante, très dense dans sa composition en ilot. Une vraie farandole de « friendly buildings ». Ils sont nombreux les architectes à avoir œuvré ici, avec toutes sortes de promoteurs, sous la houlette de la Ville de Paris. Formellement, fini le continuum gris monotone haussmannien, les sériels HBM, remballé le grand ensemble… Tous ces nouveaux immeubles dessinent un kaléidoscope de silhouettes et de volumes encore inhabituels. Ainsi la résidence Parc 17 a été conçue par Francis Soler qui a « choisi de réaliser une forme élancée et longitudinale ponctuée par deux grandes failles verticales abritant des terrasses ». Sa façade de verre lumineuse offre tous les reflets des arbres et du ciel. L’agence Périphériques a livré Cardinet Quintescence, un bâtiment de logements à la forme déstructurée, avec une double peau dorée aux mille facettes, doté d’une vaste toiture photovoltaïque. Pour d’autres logements sociaux et une crèche, Franklin Azzi met en scène des« façades pédagogiques » en polycarbonate, transparentes, qui laissent entrevoir les vertus technico-écolos de l’enveloppe. L’agence Philéas a imaginé un revêtement de brique de terre cuite avec différentes couleurs, du vert très vert au niveau du socle, en harmonie avec les toitures végétalisées, et du brun gris dans les hauteurs pour rendre lisible la répartition des programmes – groupe scolaire et résidence de 152 logements pour étudiants.
Un décor s’est constitué. Qui se pixelise, se biscornise, se dissymétrise, se géométrise, s’arrondit, s’élance, se plisse, se colore… S’organise une collection d’architectures où s’hybrident impressions virtuelle et réalités industrielles. Certes ces constructions se doivent d’être « durablement correctes » : bas carbone, énergie grise limitée, micro-climats urbains végétalisés. Elle sont vendues comme lumineuses, traversantes, accessibles à tous, plus ou moins flexibles. Surtout la « mixité » sociale et d’activités est le maître-mot de la communication. « Mixte » comme passé au mixeur ? Mais c’est comment à l’intérieur des apparts ?
Dans un récent article de la revue L’Architecture Aujourd’hui, le critique Olivier Namias alerte. Il a visité des logements privés et sociaux situés entre le parc et la rue Mstislav‑Rostropovitch. Pour cette « Émergence », un exosquelette blanc de l’extérieur, l’architecte Vincent Parreira et les Lisboètes de l’agence Aires Mateus ont été imposés par la Ville au promoteur Kaufman & Broad.« Hormis l’ampleur inhabituelle du bâtiment, constate Namias, rien à signaler de spécial depuis l’extérieur. Mais à l’intérieur se multiplient les cloisons envahissantes ou les recoins incongrus… Plus que dans des espaces habitables, nous voilà dans de la surface à vendre. Les architectes ne reconnaissent pas les appartements que leurs agences ont conçus. Mais les ont-elles vraiment dessinés ? »
Et d’expliquer comment « dans ce mariage de raison » pourtant organisé en atelier urbain, les architectes ont dû bricoler face au « vendeur », des « plans des appartements pour s’adapter à une enveloppe inadéquate présentant d’inutilisables recoins qu’il aurait été facile de résorber. » Ce que le Portugais Manuel Rocha Mateus résume ainsi : « En France, la conception du logement est dirigée par les règles, pas par l’architecte. Les ateliers de conception organisés aux Batignolles s’attachaient surtout à l’image du projet, et beaucoup moins à la qualité de l’habitation. C’est cette question de la qualité que nous aimerions explorer dans d’autres projets français… »
Bien d’autres architectes ont fait ce constat, et se sont bagarrés, – en vain ? –, contre la récente loi Élan (Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique). Qui stipule que les bailleurs sociaux n’auront plus l’obligation d’organiser des concours d’architecture, ni de confier aux architectes une mission complète de conception et de suivi du chantier. Les architectes seront-ils encore plus réduits à des designers de façades ? Car construire la ville à l’ère de l’esthétique numérique c’est avant tout construire des images. Il y un style ZAC décoratif, un style éco-quartier, qui se répètent de Bordeaux à Lyon, reflet bancal du monde d’aujourd’hui, entre éloge d’une complexité de façade et standardisation de la vie domestique.On compense les surfaces étriquées ou mal foutues du logement neuf social par des « pièces en plus » extérieures, séduisantes boites, avec le charme d’une maison individuelle dans un mini-village en hauteur, où on s’en met plein la vue. C’est déjà ça ! Mais il y a peu de latitudes quant aux nouvelles manières d’habiter qui, elles pourtant se recomposent très vite, avec des besoins d’espaces collectifs mutualisés, de réversibilité, de co-conception dans des volumes capables d’être modifiés.
Bien sûr, des habitants ont été invités à « participer » aux projet et à la vie de la ZAC… mais peu (ou pas) à la composition intérieure des appartements. Ils sont aussi sollicités pour trouver de nouveaux noms à leurs quartiers, leurs rues… La Maison du Projet s’en fait l’écho rue Cardinet, elle est accueillante, elle qui expose la grande maquette de ce quartier sur dalle en devenir, qui offre de multiples documentations et qui réunit souvent les acteurs de l’atelier de ce gigantesque chantier. On peut y découvrir les images de cet ancien site ferroviaire, pour jouer à « c’était comment avant » ?
Ma balade reprend… Est-ce que j’aimerais habiter ici dans ce morceau de ville du XXIe siècle ? J’organiserais des apéros sur mon balcon, je prendrais un bout de tram pour regagner le centre, j’irais bientôt au cinéma Les 7 Batignolles, je lirais sur un banc du parc où je ne promènerais pas le chat que je n’ai pas, j’aurais des tas de magasins à proximité, même une maison de la presse, certes des enseignes très standards. Je prendrais mon panier AMAP à la Maison du Projet. Je me mêlerais à une population qui semble diversifiée. Mais n’est-ce pas un peu gentrifié ? Avec une crèche au nom de Coccinelle People & Baby, ou le Coretta Bistrot & Good Living, et son menu à 43 euros bien truffé ? Ce que j’apprécierais, c’est que l’effet ZAC soit ici tempéré, car entrecoupé par le fleuve de rails et sa passerelle Marcelle Henri, en travaux en ce moment, ou par les sentes et pièces d’eau bucoliques du jardin, où l’ancien bâtiment des Horloges et l’ancienne Forge seront conservés.
Je sors du parc en longeant la Petite Ceinture témoin, c’est la rue Bernard Buffet. Je me demande pourquoi cet artiste se retrouve plaqué ici, je ne sais pas -il y a bien eu dans le coin le Groupe des Batignolles, les peintres qui se réunissaient autour de Manet notamment au café Guerbois. En forme de U, cette voie créée en 2013 fut, selon Wikepedia, l’ancienne impasse Chalabre, initialement l’impasse de l’Abattoir… Queneau ne la choisit pas dans ses devinettes (Connaissez vous Paris, 1955, Folio 2011). mais il révèle que « Bastignolles est une déformation de “batillole”, diminutif de “batel”, qui désignait la partie du moulin par où tombe la farine.» Il y avait alors plusieurs moulins... Le toponyme Batignolles doit aussi son nom à une ancienne bastide, plus petite que la Bastille.
Ce secteur tout neuf n’a rien d’une bastide fortifiée, on redébouche partout sur les vieux quartiers sédimentés de Paris, sur de beaux états de chocs en construction. Le passage se fait aisément vers l’avenue de Clichy, au niveau du 181, sous le pont de la Petite Ceinture, puis devant un Franprix, un grand garage surmonté de logements si gris que l’on regrette déjà les fantaisies de la ZAC, la gare RER C… Et la station du tram qui clochette.
Halte au bar de l’Industrie, car il y a toujours un café à une porte. La nuit tombe. De la terrasse à moitié chauffée, vue sur cet urbanisme scénographié, à moitié éphémère. Un théâtre, où les acteurs-usagers font des entrées et sorties de scène par tous les transports – à pied, métro, RER C, tram, bus, voitures, deux-roues – tous leurs déplacements sont codifiés. Les bougies s’allument sur les tables, les plaids sont distribués, les portables sont de veille sur les guéridons, soupe musicale boum boum jazzy.
Dehors, les éclairages entrent en action, peu à peu la Cité judiciaire de Renzo Piano illumine ses fenêtres et se transforme en grosse lanterne protectrice. Dans un profil dissymétrique, elle descend en escalier vers le Timhotel 3 étoiles, puis vers les ateliers Berthier plats. Et ça remonte avec la tour Twist d’Odile Decq, ces bureaux rappellent que ce carrefour sera aussi un quartier d’affaires « stratégique pour le Grand Paris ». Le calicot de la maison des avocats MODA en construction devient d’un blanc lumineux. En face, sous une grue au repos, un soubassement gris passe au vert. Là, d’ici trois ou quatre ans, s’élèveront d’autres logements sociaux conçus avec la RIVP par Prego/Babled . Et le fameux Stream Building de l’appel à projet municipal, « Réinventer Paris » : un « hub » évolutif, « une plateforme de vie ouverte 24 h sur 24 » écolo, co-tout et expérimentale tel un « organisme vivant » projeté par Philippe Chiambaretta.
Un bus repart vers Hôtel de Ville, des voitures s’impatientent, le tram éclaire sa destination « Porte d’Asnières » en orange. Passent des silhouettes en noir et bonnets noirs, s’agite un bébé en doudoune blanche de lapin accroché au ventre de sa mère. Une valise rose roule à la verticale… et un homme d’un certain âge file sans peur en mono-roue électrique fluo, avec deux bâtons, comme à ski. Il disparait vers l’arrière-décor du tribunal, dans la pénombre qui s’enfuit, là où le périphérique vrombit de loin.
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