La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Un saltimbanque sérieux, Jacques Nichet
| 08 Oct 2019

D’où nous vient cet étrange désir de dépenser une folle énergie pour ce qui n’est qu’un jeu ?
Qui le dira ?
Peut-être nous a déjà répondu ce gamin criant dans la rue :
« Je veux ne jamais mourir car je veux jouer toujours ! »

 

Jacques NichetParmi les mille monts et merveilles que nous a offerts Jacques Nichet au fil de trente, non, quarante, non cinquante années, ou presque, d’action théâtrale, de mises en scène, d’animation de troupe, de direction de théâtre, il en est un qui les rassemble tous, ou presque, et qui me reste et me restera, qui nous reste, à tous, ou presque, pour toujours. C’est un livre, son livre qu’il a écrit, construit, illustré, ensemble avec d’autres, comme il est dit, et comme il faisait toujours pour tout ce qu’il faisait.

Ce livre s’intitule Je veux jouer toujours, d’où vient l’épigraphe, ci-dessus. Et Jacques Nichet a joué tant qu’il l’a pu.

En mars dernier, je suis allée voir un de ses spectacles, créé en 2016, que je n’avais pas vu encore, la dernière des mises en scène que je verrais de lui, en tout cas de son vivant. Des textes autobiographiques de Blaise Cendrars parus dans la Pléiade dont il avait fait un seul texte pour la scène, interprété remarquablement par Charlie Nelson, au Lucernaire, à Paris, après une belle création et une belle tournée. Son titre ? Braises et cendres — en fond de scène, une grande toile peinte enflammée. Ça ne s’oublie pas, ce clin d’œil, ce jeu des mots, des braises, des cendres et toujours les flammes du jeu. Son dernier spectacle après celui-ci, créé fin 2018, un Beckett, Compagnie, Thierry Bosc en scène, encore à Toulouse, dans le théâtre qu’il avait dirigé, comme on disait, de 1998 à 2008. La compagnie qu’il avait créée, lui, Jacques, après son départ de ce TNT, s’appelait « L’inattendu compagnie Jacques Nichet ». Jacques Nichet, sous son petit air sérieux, même quand il souriait, aimait plus que tout le jeu, l’inattendu, la farce. Avec ce nom de compagnie, il se résumait lui-même. Il était souvent, dans ses créations, là où on ne l’attendait pas. Après son départ du théâtre national de Toulouse, avec des moyens réduits, il a continué comme si de rien n’était : Un collectionneur d’instants, une Ménagerie de verre, puis les dernières pièces un acteur, une toile peinte, une chaise, un rai de lumière.

Je veux jouer toujours

Jacques Nichet, Je veux jouer toujours, avec la complicité de Gérard Lieber et Dominique Terramorsi, Toulouse, Éditions Milan, 2007Que l’on jette un œil sur son livre, ou plutôt deux, et attentifs. Qu’on le feuillette, le livre, que l’on s’attarde sur les photos ou sur les textes, présentations, extraits des pièces : tout est à lire, on saura, pour ceux qui ne le savaient pas, ce que Jacques avait dans la tête et dans le cœur, quant au théâtre.

Les chapitres du livre : « Monts et merveilles » est le premier, et dans ce chapitre évoqués les spectacles suivants : La Savetière prodigieuse, Federico García Lorca, 1986 ; Le Baladin du monde occidental, John Millington Synge, 1989 ; Le Magicien prodigieux, Pedro Calderón de la Barca, 1990. Trois traductions.

Chapitre suivant intitulé « Cette maladie qu’on appelle l’homme » : Marchands de caoutchouc, Hanoch Levin, 1994 ; Domaine Ventre, Serge Valletti, 1993 ; L’Augmentation, Georges Perec, 2005 ; Les Heures blanches, Ferdinando Camon, 1985 ; Monstre aimé, Javier Tomeo, 1988 ; Silence complice, Daniel Keene, 1999. Quatre traductions.

Troisième chapitre, « Koltès-Sophocle » : Combat de nègre et de chiens, Bernard-Marie Koltès, 2001 ; Antigone, Sophocle, 2004. Une traduction sur deux.

Le suivant, « Histoires de fous » : La Tragédie du roi Christophe, Aimé Césaire, 1996 ; Sik-Sik, le Maître de magie, Eduardo De Filippo, 1990 ; Les Cercueils de zinc, Svetlana Alexeievitch, 2003 ; Le Suicidé, Nicolaï Erdman, 2006. Trois traductions.

Bien entendu, « Un théâtre joyeusement politique » : Marchands de ville, création du Théâtre de l’Aquarium, 1972 ; La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras, Théâtre de l’Aquarium, 1976 ; Faut pas payer ! Dario Fo, 2005. Une traduction.

Encore, un focus sur la scénographie : « L’endroit du décor » : Gob ou le journal d’un homme normal, Théâtre de l’Aquarium, 1973 ; Conversation en Sicile, Elio Vittorini, dans le spectacle intitulé Correspondance, avec La Lettre au père, de Franz Kafka, 1982 ; Le Triomphe de l’amour, Marivaux, 1988 ; Mesure pour mesure, William Shakespeare, 2001 ; La Chanson venue de la mer, Mike Kenny, 1998 ; Casimir et Caroline, Ödön von Horváth, 1999 ; Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, 1995. Quatre traductions (plus une).

Viennent alors « Trois ombres » : Le Silence de Molière, Giovanni Macchia, 1992 ; L’Épouse injustement soupçonnée, Jean Cocteau, opéra de poche, 1995 ; Alceste, Euripide, 1993. Deux traductions.

Les voilà, « Poésie/Philosophie » (les deux mots en miroir, l’un regardant l’autre) : Le Rêve de d’Alembert, Denis Diderot, 1987 ; La prochaine fois que je viendrai au monde, quelques poèmes pour traverser un siècle réunis par Jacques Nichet, 2000. Des poèmes traduits.

Pour finir, « Qu’avez-vous à ajouter ? », une double page « pour rien et tout », simplement de la reconnaissance (de sa part) envers tous ceux qui ont travaillé avec lui, plus de cent ? et son public, des milliers de spectateurs.

Quelle vie ! Quelle œuvre ! Quel artiste !

Jacques Nichet, Narbonne 2016

Jacques Nichet, Narbonne 2016

Depuis les temps du théâtre universitaire à l’École normale supérieure dans les années soixante, après la création du théâtre de l’Aquarium, la direction de deux théâtres majeurs, le théâtre des Treize-Vents à Montpellier, le théâtre national de Toulouse, aujourd’hui ThéâtredelaCité. Les compagnies, et le plus important : les comédiennes et comédiens de tous âges, de toutes tailles, de toutes peaux, sur scène, des scénographies, des éclairages et des costumes, des lieux, des textes.

Les textes, l’autre grande affaire, ils sont de tous les genres : dès l’origine, des pièces de théâtres indiscutablement, mais très vite, en 1968, L’Héritier ou les étudiants pipés, d’après les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, puis les créations collectives avec le théâtre de l’Aquarium (années 1970-1985), et encore des adaptations, de textes français comme d’autres langues — Flaubert, Ferdinando Camon, Diderot, Javier Tomeo, Svetlana Alexievitch. Et toutes ces traductions ! Traduire, comme l’écrit Millaray Lobos García (Ismène dans Antigone, en 2004, et qui est, en ce moment où j’écris, au ThéâtredelaCité, où elle conduit un atelier sur la traduction : « Traduire, “faire place” au déplacement de soi pour entrer dans un monde de relations »), c’est bouger et déplacer ce qui est donné. Et Jacques ne tenait pas en place, toujours entouré, toujours à l’écoute, toujours en quête du vrai, de l’étonnement, du barouf.

Traductions

Les traductions qu’il a utilisées, suscitées, choisies, on les repère dans le choix de pièces que je viens de transcrire longuement et laborieusement : espagnol, italien, anglais, russe, hébreu, allemand, grec ancien, toutes époques, textes de toute sorte, du témoignage jusqu’au poème, témoignages devenus poèmes. Je me contente de citer les traducteurs que je connais bien, au sein de la Maison Antoine-Vitez, Jean-Jacques Préau, Jean-Michel Déprats, Huguette Hatem, Myrto Gondicas, Séverine Magois, Henri Christophe, Irène Bonnaud (par ordre d’apparition dans le livre). On retrouvera ces noms à leur juste place, dans le livre de Jacques, avec le mien ! Jacques a appelé d’autres traductrices et traducteurs que ces derniers, des grands.

La Maison Antoine-Vitez, justement, Centre international de la création théâtrale, a été fondée par Jacques Nichet avec Jean Lebeau et Jean-Michel Déprats, en 1991.

« Association qui réunit des linguistes et des praticiens du théâtre désireux de travailler ensemble à la promotion de la traduction théâtrale et à la découverte du répertoire mondial et des dramaturgies contemporaines », ses objectifs fondamentaux demeurent et sont ardemment poursuivis, comme le souhaitait Jacques Nichet qui en a toujours été un membre actif.

Le Commencement du bonheur

Mais, c’est connu, les Jacques font le jacques. Cet homme de haute culture, toujours en quête de justesse, de vérité, organisateur, directeur, metteur en scène arpenteur de sommets, sérieux, rigoureux, avec son cœur généreux, se rêvait en même temps en saltimbanque, en comédien, dans le nœud brûlant de la profession, dans le jeu. J’ai foncé à Toulouse, en 2007, pour le voir sur scène dans le spectacle qui, en même temps que Je veux jouer toujours, fermait, il avait de l’humour, son temps au TNT : Le Commencement du bonheur, d’après les Operette Morali, de Giacomo Leopardi, dans une traduction de Michel Orcel. Je transcris le texte inséré dans la belle photo qui prend une double page, où Jacques apparaît dans la pliure, portant une si petite lumière, une ombre.

« Comme l’enfant du début de ce livre, à mon tour de m’avancer dans l’obscurité, une bougie à la main, pour franchir la barrière de la peur. Assises sur le bord de la scène, ces jeunes femmes si vivantes donnent mystérieusement leur voix et leur présence à des morts. Je m’approche pour obtenir une confirmation de ce que Ruysch, mon personnage de vieux savant, affirme, sûr de lui :
“Qu’est-ce donc que la mort, si ce n’est qu’une souffrance ?”
Et je les entends avec stupeur répondre : “Plutôt un plaisir.”
[…] La mort me parle par la bouche de ces femmes si jeunes. C’est une fiction, mais elle me dit la vérité avec des mots réels, d’autant plus réels qu’ils sont fictifs.
Chaque soir, je répète ma question en aveugle, et chaque soir la même réponse m’apporte dans le noir éblouissant du théâtre un apaisement toujours plus profond.
Et grâce à la douce illusion de la scène, proche d’un rêve éveillé, mes yeux s’ouvrent. »

Vous l’avez compris, Jacques Nichet est mort il y a peu, le 29 juillet 2019, à Toulouse.

 

Jacques Nichet, Je veux jouer toujours, avec la complicité de Gérard Lieber et Dominique Terramorsi, Toulouse, Éditions Milan, 2007.

Leçon inaugurale au Collège de France : Le théâtre n’existe pas (11 mars 2010).
Les neuf séances sont à visionner ici.

Un hommage sera rendu à Jacques Nichet au Théâtre de l’Aquarium – Cartoucherie de Vincennes, dimanche 13 octobre, à partir de 14h.
À 18h, Compagnie de Samuel Beckett, interprété par Thierry BOSC. Dernière mise en scène de Jacques Nichet.

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