Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Les plus numérologues parmi les superstitieux que nous sommes tous savent que 333 est le nombre de la divinité, 666 celui du diable et 444 le nombre des deux à la fois : il semble qu’avec le code a = 6 ; b = 12, etc., Jésus et Lucifer donnent tous deux 444 ! On n’arrête pas le progrès. Quant à 555, c’est bien sûr le nombre de sonates de Scarlatti, même s’il y en a en réalité 556 (l’une d’elles est dédoublée) et si rien n’exclut que l’on en trouve un jour quelques autres au fond d’un tiroir.
Que Scarlatti se retrouve numériquement quelque part entre Dieu et le diable n’est peut-être pas un hasard : plusieurs critiques l’ont aussi mis dans cette situation. Proust, on le verra, parle du “divin” Scarlatti tandis que d’Annunzio lui trouve quelque chose de maléfique. Cela participe sans aucun doute du charme indéfinissable des sonates mais ne nous dit rien sur l’individu qui les a produites. On sait fort peu de choses sur lui, son nom manuscrit n’ayant subsisté que sur trois factures, un testament et quelques lettres anodines, alors que sa superbe écriture témoigne d’une activité littéraire soutenue. Où est la correspondance de Scarlatti, maître de musique de la reine d’Espagne ? Et accessoirement : où est sa musique ? Car des fameuses 555 sonates, on ne connaît que des copies, il est vrai magnifiques : 16 volumes enluminés, reliés de cuir rouge frappé aux armes de l’Espagne et du Portugal, et conservés à la bibliothèque saint Marc de Venise. Mais il ne s’agit que de copies.
Domenico Scarlatti, fils d’Alessandro, grand maître de l’opéra italien, est ainsi le parfait personnage de roman. Le manque de documents le concernant fait que l’on se demande s’il n’a pas été victime d’une tentative d’effacement ou d’élimination… suite à quelle mésaventure (ou aventure) ? A-t-il été victime d’une cabale ? A-t-il eu une relation coupable avec la reine d’Espagne ? Ce grand joueur de cartes s’est-il déshonoré dans les tripots ? Il aurait en tout cas fasciné Georges Perec, grand amateur d’élisions et d’absences et, pour en rester au XVIIIe siècle, Georg Lichtenberg, le savant et aphoriste qui osa “le couteau sans lame auquel manque le manche”.
Reste une question qu’on ne peut éluder : comment fait-on pour écrire 555 sonates ? Comme le premier volume de 30 sonates, les Essercizi, a été publié en 1738 et contient très certainement des pièces plus anciennes, et que les copies ont commencé 5 ans avant la mort de Scarlatti, en 1752, une période d’une quinzaine d’années semble avoir été nécessaire, ce qui impliquerait l’écriture de 37 sonates par an, soit une par semaine en comptant les (grandes) vacances que devait s’offrir la cour d’Espagne. Une hypothèse plausible est que Scarlatti avait une réunion hebdomadaire avec la reine et le célèbre castrat Farinelli (toujours quant à lui qualifié de “divin”), lui aussi musicien royal, et qu’il était censé fournir une sonate nouvelle à chaque fois.
Les jaloux, dans le milieu musical, affirment que cette production titanesque est très inégale, mais la plupart n’ont jamais pris la peine d’écouter toutes les sonates. Ne faites pas comme eux, précipitez-vous sur une bonne intégrale (l’archétype est celle du claveciniste Scott Ross, en 34 CD) et prenez une année sabbatique. Vous serez divinement surpris.
La sonate de la semaine
Cette première chronique scarlattienne appelle évidemment la première sonate, celle qui ouvre les Essercizi, la n°1. Entre autres finesses, le motif exposé dans la première partie se retrouve deux fois dans la seconde, ce qui donne une puissante impression de symétrie et d’équilibre. Trop puissante sans doute : par la suite, Scarlatti abandonnera cette symétrie évidente au profit d’un jeu symétrie/asymétrie beaucoup plus subtil.
Pour cette sonate en particulier, le piano d’Ivo Pogorelich est d’une précision démoniaque. Les partitions des sonates de Scarlatti demandent de répéter chacune des deux parties, ce que fait ici Pogorelich, mais d’autres interprètes ne répètent que la première partie, ou n’en répètent aucune…
Les sonates de Scarlatti ont été écrites pour le clavecin, l’instrument du légendaire Scott Ross (1951-1989), qui s’enorgueillit, dans cet extrait de film tourné à la villa Médicis où il joue Bach avec un élève, d’avoir enregistré les 555 sonates de Scarlatti. Une question de persévérance, dit-il.
Nicolas Witkowski
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