Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs gentils mais rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali iibn-el-Fahed, dompteur, le plus grand des dompteurs, qui le mène à la gloire internationale, Tigrovich, tigre, prince et artiste, aurait tout eu pour être heureux si la main de la fatalité n’avait frappé à la porte de sa merveilleuse carrière : ce fut l’accident, puis, bien pire, la mélancolie de l’artiste, étrange langueur dont on ne se remet jamais tout à fait. Maintenant, cependant, notre artistique héros tente un grand retour sur la piste du chapiteau et on se demande, un peu inquiet, comment cela va se passer.
Au début tout alla bien. On y crut, et Tigrovich le premier, tandis que s’amassait la foule des spectateurs devant la guérite où se négociaient billets nouvellement frappés et quelques babioles orientales, reliques du stock d’Ali. À peine extrait de la brume désolée qui l’avait entouré d’un halo indistinct durant le temps de sa langueur, l’artiste en lui trop longtemps négligé piaffait, sentant l’appel de la Beauté en son âme et en ses membres ankylosés l’instinct de la cabriole. Oui, Tigrovich y crut. Et Ali ne manqua pas d’y croire. Il feuilletait fébrilement le calepin rose à la recherche de ces numéros nés de leur fertile et commune imagination. Et tous de s’affairer en prévision du retour de Tigrovich : presse internationale, Patrick et son nouvel amant, artistes d’affiches, cherpublic tout fébrile d’impatience, clowns, chevaux légers et écuyères, trapézistes, joueurs de cymbales-grosses caisses, leur chef, en habit rouge lustré, jongleurs et même, pour l’occasion, un charmeur de serpent. Chaque jour à nouveau, mais point trop longtemps, le tigre consciencieux balayait la piste comme au temps de sa gloire, puis, s’enfermant avec Ali sous le chapiteau, travaillait, d’abord progressivement, bien vite intensément, à retrouver la saillante musculature qui avait fait de lui, sous les effets de l’art, ce qu’il avait été et allait être à nouveau.
Que dire ? Le spectacle eut bien lieu et plusieurs soirs de suite. Le cherpublic fut là. Et Patrick qui titra comme de juste, et la presse internationale avec lui : « Le Grand Retour de Tigrovich ». Le numéro « Tigre en piscine », que l’on nomma plus tard « Lenteur et ennui », un inédit de la rubrique aquatique, rallia les suffrages des plus difficiles. La lenteur hiératique des gestes y tranchait sur la frénésie habituelle au cirque et ne laissait pas prévoir, loin de là, le surgissement inopinée, hors de l’un des bassins soudainement bouillonnant, d’un char tiré par des gazelles où Tigrovich déguisé en Nepture jaillissait des profondeurs et sautant du char, qui déjà s’élevait dans les airs, bondissait sur un nuage, élevé dans les hauteurs du chapiteau où, hommage aux bases du cirque, il laissait son dompteur, qui l’y attendait déguisé en chérubin, plonger audacieusement son visage dans sa gueule, avant qu’en une audacieuse variation, le tigre en fit de même, sollicitant la souplesse des muscles maxillaires de son maître. Tous, mouillés mais esbaudis, applaudirent. Le Retour avait eut lieu. Tout, comme avant, recommençait. En apparence.
Mais un soir, comme s’éteignaient les lumières, et qu’Ali distrait, réalisait dans sa roulotte quelques placements judicieux avec des recettes à nouveau dodues, Tigrovich s’éclipsa dans la nuit et marcha longtemps le long des grands boulevards, à peine reconnaissable, n’eussent été ses lunettes à monture rose rayées dont il n’aimait pas à se défaire, étrange bouclier optique qui le faisait reconnaître, quand il croyait qu’elles le dissimulaient. À force de marcher il parvint en un faubourg de la capitale où de notoriété il n’était plus question, où de lunettes roses on n’avait pas même l’idée. Dans ce quartier de Paris, Ali pouvait être connu, certes, mais en rien pour ses exploits artistiques, dont on eut été bien étonné d’apprendre la teneur, au vu des autres exploits qu’il avait accomplis dans le coin, bien avant. Mais cela Tigrovich n’en avait nulle idée, quand il pénétra dans un bouge à peine éclairé où régnait, avec l’insistance de la pauvreté, une odeur d’alcool que les nuages de tabac rendaient presque rance. Il ignorait aussi qu’en entrant là il mettait sa vie en péril, habillé de soie comme il l’était. La tristesse cependant qui gainait chacun de ses gestes, les restes de langueur qui marquaient ses babines, le sauvèrent d’une mort prématurée : la mélancolie l’emportait sur les signes extérieurs de richesse qui, par un curieux effet de contagion, semblaient eux-mêmes un peu piteux. On le laissa donc entrer, traverser les volutes de cigarette bon marché, en allumer une lui-même dont l’odeur de vanille passa inaperçue. Accoudé au bar graisseux, il commanda un cognac puis deux, puis quelques autres. Il restait silencieux et les autres à côté ne pipaient mot non plus, chacun s’absorbant dans l’intime examen des raisons qui l’avaient mené là. Finalement, à sa droite, une main lui tapa sur l’épaule, lui demandant s’il voulait remettre ça. On remit ça. Et on causa. Ou plutôt l’un, qui n’était pas le tigre causa, tandis que l’autre, le tigre, restait silencieux, hochant vaguement la tête. Vinrent les questions et autres interrogations, comme il advient d’ordinaire en des circonstances similaires. Sans que nul ne le comprit, d’une voix à peine audible, s’adressant on ne sait à qui, peut-être en fin de compte au miroir émaillé de tâches noires qu’il fixait par delà le bar soutenant son ivresse, Tigrovich finit par murmurer : « Je suis moins bon ». Puis il sortit sans que personne ne voie ses larmes retenues (l’artiste est dur à la souffrance, même intérieure. Or Tigrovich était artiste).
Le lendemain, migraineux, il était pourtant présent à l’aube, ne laissant rien paraître, répétant et balayant comme si rien n’avait eu lieu. Mais ondoyant, répugnant et gluant, le doute cependant avait commencé de se frayer un chemin dans son âme énervée. L’étrange conviction qui s’était emparée de notre héros reposait-elle sur quelques fondements vaguement objectifs ? Ce n’est pas ici le lieu d’en débattre. Ceux qui connaissent la Tristesse de l’Artiste, ceux qui en ont traversé les méandres tortueux, savent qu’on n’en revient jamais le même, que tout espoir de rétablissement complet est le plus souvent illusoire et que des traces imperceptibles en restent déposées au plus profond de la fragilité artistique. Il se peut que notre héros doutant n’ait été que la victime de ces effets secondaires, qu’en aucune manière son art n’ait eu à souffrir de la longue interruption qu’il lui avait imposée. La maladie de l’artiste est sournoise et ne connaît pas de borne en son œuvre de destruction. Elle s’attaque aux sources du désir, en rompt le débit continu. C’est peut-être cela et seulement cela qu’exprimait Tigrovich quand il auto-critiquait son indignité. A moins, toutefois, que l’immobilité forcée qu’il avait dû subir ait imperceptiblement enlevé quelque chose au délié de ses muscles et à la ductilité de ses tendons, sans que cela apparaisse pourtant aux yeux du profane et même au perçant regard d’Ali. L’étiologie du tigre est chose alambiquée. Ni Ali, parce que le tigre ne lui confia pas tout de suite l’angoisse qui le rongeait, ni Tigrovich, dont la fierté lui interdisait tout aveu, ne se soucièrent alors d’aller dévider ces tourments intimes devant quelque spécialiste qui eut pu en démêler les fils. D’ailleurs qui l’aurait cru ? Qui se serait soucié de ces affres sans incidence sur le chiffre d’affaire des cirques du monde entier ?
Tout allait bien en somme. Tous les soirs le cherpublic se rompait les mains en clap-clap, des tournées s’organisaient et les entretiens internationaux à la presse de tout pays commençaient, comme il se doit, à se raréfier en vertu des lois ravivées de la demande et de l’offre. Le mal attendait son heure. Discret tout d’abord il ne se montra guère. Seulement, certains soirs, comme Ali avait d’autres soucis, Tigrovich revenait dans le bouge où rien ne lui était demandé, sinon de vider la bouteille de cognac qui avait fini par lui être réservée, sur les étagères attenantes au miroir borgne. Puis il en rachetait une autre. Restait là quelques heures et revenait le matin, fier, dispos, artiste et prince comme avant, comme toujours. Un après-midi, cependant, comme Ali le cherchait, hésitant encore s’il lui proposerait une partie fine, comme ils aimaient en provoquer aux heures chaudes de la sieste ou lui suggérerait plutôt de travailler un nouvel exercice, en vue du spectacle équestre qu’ils prévoyaient à Buenos Aires, dont les murs, déjà, se tâchaient d’affiches en rouge, bleu et lettres d’or, il fut attiré par des bruits de cirque dont le son laissait deviner à une oreille experte qu’ils n’étaient pas l’effet d’un spectacle impromptu organisé sous le chapiteau du cirque des grands boulevards, mais provenaient plutôt d’un enregistrement sur bande magnétique ou support électronique.
Se glissant souplement sous la roulotte, il ménagea en son plancher un trou où il introduisit sans bruit un périscope à loupe dont il avait fait l’acquisition, il y avait bien longtemps, lors d’une brocante à Grozny. Ainsi vit-il sans être vu, allongé sur sa banquette rose, en une pose sans apprêt, le tigre fixant, comme fasciné, le déroulement sur un écran de l’un des spectacles qui avaient marqué sa période de gloire. C’était, en l’occurrence, ce numéro intitulé « L’enlèvement d’Europe ». Sur l’écran les couleurs succédaient aux flonflons et, face à l’écran, gris à force de contraste avec les couleurs cathodiques, le tigre, sans plus se retenir, en silence, pleurait. Le périscope se rétracta, le dompteur rampa à l’air libre, rougissant d’avoir surpris ce que l’on n’avait pas voulu qu’il vît et qu’il était urgent de cacher à la presse internationale. Un tigre doutait. Et ce tigre, c’était le sien.
Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich
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