Le Portugal s’est qualifié pour le championnat d’Europe, ce qui est loin d’être la première fois, mais, cette fois-ci, outre sa traditionnelle morue et ses trois gardiens de but, il est arrivé avec une stratégie, ce qui est autrement plus rare. Cette stratégie consiste en 1) une totale anarchie tactique, compensée par 2) une espèce de chloroforme footballistique qui endort l’adversaire, les supporters et, parfois même, les joueurs eux-mêmes ; et, enfin, 3) Pepe.
Hier, la brillante tactique consistant à ne faire que des matchs nuls avant la finale a été ébranlée dès la deuxième minute de jeu. Les derniers accords de l’hymne polonais continuaient encore à résonner dans les tribunes lorsque le Portugal a encaissé son premier but. J’ai vu mon voisin aller discrètement décrocher le gigantesque drapeau qu’il avait pendu au balcon depuis le début du tournoi. Un autre, plus sanguin, a balancé son poste de télévision par la fenêtre et un troisième, plus spartiate encore, y a précipité son fils qui, très heureusement, scout et rompu à la gymnastique, a pu négocier un atterrissage en douceur méritant bien un dix sur dix. Ces patriotes de bas-étage n’ont pas encore assimilé la stratégie de notre entraîneur et, face au moindre revers, ils se laissent démoraliser, ils ne pipent mot et ils changent de chaîne. Pour un peuple accoutumé à la virtuosité de ses meilleurs joueurs et aux victoires morales obtenues par le passé, il est difficile de saisir les avantages d’un style soporifique qui nous permet, au bout du compte, de gagner. Nous qui sommes habitués à bien jouer et à perdre, cette idée de jouer mal et de gagner éveille notre suspicion, comme si notre disque dur romantique devait rejeter un logiciel cynique. Triomphalistes face aux défaites, nous ne savons qu’être défaitistes face à ces victoires. Les célébrations, autrefois grandioses, sont restées modestes. Hier, dans mon quartier, après le match, je n’ai entendu qu’un seul coup de klaxon. Et encore, il ne m’a guère semblé festif.
Naturellement, les Polonais sont entrés sur le terrain en affichant une totale indifférence face à nos étranges questions existentielles et tactiques, et ils ont eu l’effronterie de marquer un but sans même demander à notre entraîneur si cela respectait sa feuille de route. Ici, moins par patriotisme que par amour du football, je me dois d’adresser une critique à l’organisation et à tous ces messieurs qui définissent les règles du sport. Il est contraire aux règles diplomatiques internationales les plus élémentaires de permettre qu’une équipe marque un but dès le début de la partie. À mes yeux, les matchs ne devraient commencer qu’à partir de la dixième minute, afin de laisser aux joueurs le temps de faire connaissance et d’annoncer leurs intentions à leurs adversaires, au nom du respect de l’esprit sportif et en hommage au baron de Coubertin. Ainsi, personne ne se retrouverait pris en traître.
Or, le but de Lewandowski a eu pour effet de révéler les véritables intentions des Polonais : ils entendaient bien gagner la partie et ils étaient prêts, pour cela, à recourir à toutes les tactiques, y compris les plus viles, comme celle de marquer des buts. Dès lors, les Portugais, qui étaient entrés sur le terrain pleins de bons sentiments et disposés à passer une heure et demie de convivialité fraternelle et somnolente, se sont sentis trahis, et ils se sont vengés. Ils l’ont fait de façon bâclée, ce qu’on peut comprendre vu que notre stratégie s’accorde mal avec la détermination de nos adversaires. Néanmoins, notre jeu s’est fait de plus en plus virulent et, à la trentième minute, un défenseur polonais s’est heurté à Cristiano Ronaldo dans la surface de réparation, sans pour autant réussir à le décoiffer. Voilà donc une preuve supplémentaire du grand changement intervenu ces derniers temps dans notre sélection nationale. Il y a encore quelques années, suite à un geste de cette nature, nos joueurs auraient pris à partie l’arbitre en l’encerclant de manière menaçante et se seraient lancés dans une conférence afin de lui faire comprendre qu’il avait pris la mauvaise décision. Les temps ont changé, les désirs ont changé, comme ce désir incontrôlable de poursuivre les juges de touche sur le terrain et de cogner les arbitres qui sifflent sciemment des fautes contre nous.
Faute de quoi, nous nous sommes lancés dans une tentative de marquer des buts, ce qui s’avère une tâche extraordinairement compliquée pour un Portugais. Au sein de notre rigide hiérarchie sociale, personne n’est davantage victime de discrimination que les attaquants. Au Portugal, les attaquants rencontrent des difficultés folles pour trouver un emploi, les vigiles de supermarchés ont toujours un œil braqué sur eux et les parents ressentent une profonde déception lorsque leur fils, destiné à jouer en ailier droit, avoue sa préférence pour cet emploi d’avant-poste. Ainsi, il était bien naturel que tous les tirs portugais finissent par se heurter à un Polonais dressé sur leur chemin. Avant que le jeune et indompté Renato Sanches, qui n’a pas encore été rompu à cette tactique, ne comprenne comment tout cela fonctionne et ne vise la jambe d’un joueur polonais. La balle a terminé dans les filets. À partir de cet instant, le jeu s’est enfin élevé à la mesure de notre stratégie et il ne nous restait plus, désormais, qu’à attendre patiemment les prolongations, puis les penalties, où, comme l’avait prévu dès le début notre entraîneur, cet homme de foi bardé de diplômes, nous avons décroché la victoire. Certes, ce n’est pas très scientifique, mais personne ne pourra dire que ça ne marche pas.
Bruno Vieira Amaral
Traduit du portugais par Simon Berjeaut
Bruno Vieira Amaral est critique littéraire, traducteur et écrivain. Son roman As Primeiras Coisas (2013) lui a valu de nombreux prix dont le PEN Club et le prestigieux prix José Saramago (2015). Il est aussi l’auteur d’une histoire de la littérature portugaise : Guia Para 50 Personagens da Ficção Portuguesa (2013). Pour le quotidien Observador, il chronique l’Euro 2016.
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