Il a été établi de longue date que les lieux de pèlerinages proustiens n’offrent que ce qu’on y apporte, principalement des souvenirs de lecture. S’en aller à Cabourg (ou à Illiers-Combray, ou au 102 boulevard Haussmann, ou devant la Vue de Delft au Mauritshuis de La Haye) afin d’y retrouver les traces de Marcel Proust est une entreprise évidemment condamnée à l’échec, tout comme serait illusoire d’aller chercher Homère sur les quais encombrés du Pirée contemporain. L’auteur de la Recherche est parti pour toujours, hélas, et les lieux qu’il a fréquentés ont terriblement changé, deux fois hélas, tout encombrés qu’ils sont de madeleines trop sucrées et de “promenades Marcel Proust” sans pavés inégaux.
À Cabourg, une des principales composantes du Balbec du roman comme chacun sait, seuls subsistent la belle lumière de la Manche et les mouettes, et les cris d’enfants sur la plage, et les “petits nuages roses au teint d’oeillet ou d’hydrangea”, ce qui n’est tout de même pas rien. Tous les deux ans, quelques notes de musique et conférences viennent enrichir cette polychromie : ce sont les Journées musicales Marcel Proust.
Cette tentative de résurrection biennale n’est pas la plus désagréable du genre. La troisième édition de cette manifestation, début octobre, célébrait Venise ainsi que les rapports complexes que l’écrivain entretint avec les femmes. On entendit de fort belles choses, l’organisateur des Journées, Pierre Ivanoff, agent artistique de son état, étant un homme avisé et astucieux. Proust, comme à l’habitude, s’était fait excuser, mais il eût été presque encombrant en ces circonstances : en fin de saison, les beaux week-ends cabourgeais ne doivent-ils pas se vivre au présent ? Malgré tout, l’écrivain était vaguement présent puisque, le long des couloirs du Grand Hôtel désormais aux mains du groupe Accor et de ses décorateurs hétérodoxes, les quelques centaines de participants véhiculaient leur Proust portatif dans le secret de leurs réminiscences. Et s’il fallait ne retenir qu’une seule chose de ce week-end épargné par la pluie et la nostalgie, ce serait –en sus de la belle création de Chrystel Marchand (Le désir de Venise, composé pour l’Orchestre régional de Normandie)– cette littérature en creux imprimée sur les visages de ces naufragés du XXIe siècle que l’on nomme proustiens. Ces stigmates ne sculptaient pas des visages tristes, bien au contraire. Proust lui-même n’était pas une vieille barbe. Il aimait les blagues, les imitations et le caf’conc’. D’ailleurs on en entendit un peu, de café concert, lors de ses Journées ennemies de la morosité. Et l’on songea alors à cette scène qu’un ami d’enfance de l’écrivain, Maurice Duplay, a rapportée dans ses Souvenirs. Un jour Proust lui demande d’imiter le chanteur Harry Fragson, grand nom du music hall à la Belle Époque qui s’accompagnait lui-même au piano. La pièce où Duplay et Proust se trouvaient étant vide de piano, le premier s’installa devant une table et commença à taper sur des touches imaginaires en chantant (on imagine) :
Je connais une blonde
Il n’en est qu’une au monde
Quand elle sourit
Le Paradis
N’a rien d’aussi joli
Elle est unique au monde
Si j’en suis fou
C’est qu’entre nous
Elle est blonde… partout !
Et le jeune Proust de battre des mains en riant, goûtant ces paroles et peut-être plus encore cette musique qui ne sonnait que dans son imagination. Un peu comme nous, le week-end dernier à Cabourg.
Édouard Launet
La quatrième édition des Journées musicales de Cabourg, en 2018, aura pour thème Marcel Proust et les peintres
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