“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
« Pépite », « petit prince », « diamant brut » : chacun y va de sa métaphore pour qualifier Killian Mbappé, le joueur monégasque de dix-huit ans qui a connu la semaine dernière sa première sélection en équipe de France. Ce sont les mêmes qu’on a appliquées avant lui à d’autres jeunes promesses tombées dans l’oubli depuis. Alors, d’où vient la fascination du football pour les jeunes prodiges ?
La conjonction du talent et de la précocité n’explique pas tout. Hercule étouffant dans son berceau les deux serpents envoyés par Héra inquiète autant qu’il émerveille, et la tendresse va à son demi-frère Iphiclès, qui ne sut que pleurer. Dans le milieu du football gangréné par l’argent facile, les exploits consistent moins à tuer des lions de Némée qu’à résister au chant des sirènes. Entre scandales sexuels, évasion fiscale et corruption, ce qui fascine dans le jeune prodige, c’est l’innocence de la brebis parmi les loups. Le côté « dessine-moi un mouton » du Petit Prince perdu sur une planète peuplée de Zahias et de Ferrari. En bon rousseauiste, le supporteur croit au mythe de bon sauvage : le joueur naît bon, c’est le monde du football qui le corrompt. Et alors que lui-même a appris à valoriser la simulation et la mauvaise foi comme autant d’instruments de la victoire, le voici soudain qui s’émeut de la candeur, pour autant qu’elle conduise au même résultat : malheur aux innocents dépourvus de talent, voués qu’ils sont au massacre. Au contraire, le jeune prodige a tout du divin enfant réchappé de la vindicte d’Hérode par le miracle d’une apparition céleste : la vertu en plus de la toute-puissance, ainsi que la prédestination du calvaire futur.
Car le supporteur n’a rien du ravi de la crèche. Il n’est pas dupe, il a vu se ternir bien des pépites et déchoir bien des petits princes, des Nasri, des Ménez et des Ben Arfa. Il sait que l’état de grâce ne dure pas. Les petits anges deviennent des enfants gâtés. Ce qui fascine dans l’innocence, c’est sa fugacité. Les métaphores sont mal choisies : elle n’a pas la pérennité de l’or ou du diamant. Mbappé émerveille par sa technique et sa vitesse autant que par son fair-play, il ne réclame pas, n’invective pas l’arbitre, ne simule pas : tant de pureté fascine le supporteur comme un miracle éphémère, l’étoile filante derrière laquelle courent des rois-mages. Comme une éclipse qu’on ne veut pas manquer parce qu’elle ne se produit qu’une fois par siècle, mais dont on sait qu’on peut s’y brûler les yeux. Par expérience, le supporteur fataliste sait que le talent peut résister à l’exposition médiatique, à l’argent et à l’âge ; pas l’innocence.
D’ailleurs, il ne le souhaite pas. L’innocence le fascine mais le dérange aussi. Peut-être parce qu’il a renoncé à une part de la sienne, lui qui cède parfois à la tentation banale d’insulter l’arbitre (aux chiottes !) ou le gardien adverse (oh hisse…) et, pragmatique, célèbre la tricherie comme un mal nécessaire. Mais comme il a bon fond, il s’en trouve finalement un peu honteux, surtout devant le spectacle de la rectitude propre à la jeunesse. Alors, plutôt que d’espérer que d’autres suivent son exemple, il se dit pour se consoler que le jeune prodige fera comme tout le monde, qu’il n’aura pas le choix d’accepter les trente deniers, et que d’ailleurs un peu de roublardise est nécessaire dans ce sport…
Et lorsqu’un jeune joueur commet un faux pas, le supporteur ne s’en réjouit pas mais il se sent un peu rassuré. Et moins seul…
Et puis, il y a la jeunesse, qu’on ne pardonne pas non plus. Parce que si le football, saison après saison, inscrit le supporteur dans une temporalité cyclique qui confine à l’éternité par la répétition du même, qu’il lui offre l’immortalité par procuration tant que survit dans les mémoires son club, cette entité collective avec laquelle se confond son individualité, d’un autre côté le football met chaque samedi sous le nez du supporteur la preuve irréfutable du passage du temps. Tant qu’il reste plus jeune que le plus âgé des joueurs en exercice, tout va bien pour le supporteur. Tel est son critère de la vieillesse : pas le premier cheveu blanc, pas les rides, le plus vieux joueur en exercice. Et un jour, celui-ci prend sa retraite, remplacé par des Mbappé qui n’étaient pas né pour la Coupe du monde 98, et le supporteur est bon pour la crise de la quarantaine. Une porte s’est refermée, celle qui sépare le terrain des gradins. Une autre vie commence, c’est le troisième âge. Et la barre symbolique de l’an 2000 reste à venir… Alors, confronté au temps qui passe, le supporteur se surprend à proclamer la supériorité des joueurs du passé, à vanter les mérites de l’expérience, juger trop tendres les jeunes joueurs d’aujourd’hui et soupirer avec la résignation d’un sage que la vie mettra au pas ces petits ingénus. Pas vraiment par jalousie : juste pour se rassurer…
Comme le bon sauvage de Rousseau, le jeune prodige fascine et répugne, parce qu’il nous place en face de ce que nous ne sommes plus. Ou tout simplement pas…
Sébastien Rutés
Footbologies
0 commentaires