Pourquoi, une fois de plus, se balader dans Paris au rythme de la Design Week, itinéraire parallèle au salon professionnel Maison & Objet (1) ? Cruelle ironie de cette rentrée, tandis que la chasse aux objets se lance dans le Marais le 5 septembre, se tenait à deux pas, place de la République, un rassemblement (clairsemé) pour soutenir les réfugiés qui affluent en Europe. Après avoir manifesté son soutien aux demandeurs d’asile, participer à ce parcours, de coupes de champagne en découverte d’une nouvelle lampe pas si nouvelle, rend perplexe. Et il pleut.
Que fait-on là ? Que devient le design, discipline si incomprise en France, synonyme d’élitisme, de mondanité et de surconsommation, qui semble avoir tout perdu de ses fondements sociaux du XIXe siècle, du Bauhaus, ou ses utopies des années 60 et 70 ? Choc plus cruel : Quai d’Austerlitz, sous le béton d’un des lieux phare de la Design Week, Les Docks, cité de la mode et du design, qui hébergent “Now ! le Off”, se tassent des tentes de migrants.
Alors, pourquoi errer dans cette kermesse ? Surtout qu’en juin, on a déjà donné avec la manifestation historique, créée en 2000 (concurrente ou complémentaire ?), les Designer’s Days (D’Days) ? Le principe de ces parcours en ville – recettes internationales qui courent de Londres à Tokyo, du Brésil en Pologne – c’est de marier pendant huit jours commerce et culture, innovations et fêtes. Deux rendez-vous du même type à Paris, si rapproché, c’est trop, on le répète, mais aucune perspective de fédération ou de fusion n’est en vue.
Un magma sans forme. De galeries en show-rooms, de musées en débats, cette balade permet de reprendre la mesure d’un Paris de plus en plus gentrifié, écartelé entre riches et pauvres. Mais vivant. Localisé jusqu’à présent à Saint-Germain-des-Prés, dans le Marais-Bastille ou à Opéra, le parcours s’aventure cette année dans de nouveaux quartiers, comme Barbès et Beaugrenelle. La Cité de la mode et du design, entre migrants à ses pieds donc, et expositions ou fiestas à tous ses étages, redonne, pour une semaine seulement, une place au mot “design”. C’est toujours cela de pris. Ce vaisseau en forme de chenille verte ondulante, signé des architectes Jakob + MacFarlane (2), si bien situé, est habité par l’Institut français de la mode, un musée des arts ludiques, des bars et des boîtes de nuit, des événements, de rares expositions. Il n’a pas réussi à devenir un lieu fédérateur pour le design à Paris et en France. Un design émietté, désarticulé, en pleine mutation, confronté à la crise économique lancinante et à une évolution vers la production numérique encore balbutiante. Pour le designer français Pierre Charpin, “il y a extension du domaine du design, qui se traduit par l’expansivité de la profession de designer… Tout cela dessine une sorte de magma sans forme.” Dont chaque “designer serait une particule” (3). Prenons la Design Week comme un petit observatoire de cette diversité, où se confrontent, dans un grand écart, les meubles élémentaires de l’architecte Jean Nouvel présentés dans son agence et toutes les bidouilles des étudiants. Des “spots” (on ne dit plus lieux) éphémères et des expositions durables.
Drôle de drone. Pour se doter d’une boussole dans ce “magma”, il n’est pas mal de commencer le périple par une exposition inaugurée au mois de juin, avec les D’Days: “Invention Design, regards croisés”, au très plaisant Musée des Arts et métiers (4). Pédagogique sans être ennuyeuse, conçue par les designers Sismo et la journaliste Claire Fayolle, cette présentation retrace un petit morceau savoureux de l’histoire du design industriel et de nos objets fétiches, utilitaires. Parmi l’évolution des bicyclettes, machines à écrire, et autres cocottes minutes, émergent les audaces d’aujourd’hui : un drone marin, Protei, imaginé par le jeune ingénieur franco-japonais César Harada. Ce voilier low cost peut mesurer les effets de la pollution de la mer et capturer les déchets, c’est un projet écolo, militant, collaboratif, offert en open source à une petite communauté mondiale. Un symbole d’une pratique prospective, engagée, s’appuyant sur les réseaux sociaux. C’est là aussi que l’on peut voir le lit en carton Leaf Bed, conçu pour l’hébergement d’urgence. Une invention de la jeune entreprise Leaf Supply, utilisée par des ONG. Les Sismo entendent bien changer l’image du design dans la société, et démentir la futilité de leur métier.
Les bonnes rencontres. Impossible de faire l’inventaire d’une centaine d’étapes de la Design Week (pas de masochisme !), certaines adresses sont des coquilles vides qui ne présentent pas grand chose. Mais pas Moda, du côté de Bastille (5). Ce distributeur et aménageur d’espaces, particulièrement tourné vers les architectes, fête ses dix ans. La marque défend un nouveau produit, la Tube Chair du designer barcelonais Eugeni Quitllet, pour la marque espagnole Mobles 114. Cet ancien collaborateur de Philippe Starck a conçu une chaise dont les jambes arrière font un joli pas de côté, créant un vide, un mouvement élégant dans sa silhouette. En complément, une exposition rend compte, en dix mots et dix projets, selon son commissaire François Bernard, d’un design qui “floute la frontière entre espaces domestiques et privés”. Ce metteur en scène d’objets a l’art de jouer avec le merveilleux sans être ridicule ni “tendanceur” rigide. Le groupe londonien, Tangent, mené par Hideki Yoshimoto, en est le premier éclaireur avec une installation des luminaires Inaho. Que l’on retrouvera à la galerie Bensimon, qui les distribue.
Dans la même ligne impeccable, à Saint-Germain-des-Prés, Cassina, grande maison de meubles italienne, a invité les designers de Normal Studio à mettre en scène leur fructueuse collaboration avec l’entreprise de luminaires Sammode, dirigée par Emmanuel Gagnez. Des tubes fluorescents éclairent, sans les étouffer, le fauteuil Lady de l’Italien Marco Zanuso. Là encore, un produit industriel, qui équipe nombre de bâtiments, adopte ici une fonction plus douce, artistique et domestique. Cela change des sempiternelles rééditions des canapés de Le Corbusier. Bonne nouvelle, la designer basque qui travaille à Milan, Patricia Urquiola, en prend la direction artistique.
Un patchwork éclectique. L’institutionnel Via (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement) a inauguré sa nouvelle galerie chic (6), et présente ses labels 2015 soient “34 collaborations exemplaires entre designers et producteurs français”. De Philippe Nigro avec Hermès, de Patrick Sarran avec Quiso, de François Azambourg avec Cinna. Du luxe, du solide avec Ligne Roset et des entreprises qui émergent. Du sérieux, du beau, du meuble légèrement innovant mais classique.
Ikea, le dominateur suédois, fait customiser ses produits phares, Lack et Billy, par quatre artistes designers. Leroy Merlin propose de se fabriquer soi-même des meubles personnalisés aux allures de Drôles d’Oiseaux, projet conçu par les designers Fritsch-Durisotti, grâce à un techshop, atelier de fabrication collaboratif qui ouvrira prochainement à Ivry. La vogue de “Dessine-toi un mouton” (qui n’est pas encore une vague économique, du “Do it yourself” lancé dans les années 90 par le collectif néerlandais Droog Design), prend forme. Grâce aux imprimantes 3D, au fraisage numérique, de la grande distribution aux petits ateliers. Lors du débat (pardon, du Talk…) Makers & Design, aux Docks, l’atelier collaboratif Woma, regroupant architectes et designers, dans le XIXe à Paris a expliqué sa démarche de manière convaincante. En liaison avec des associations, des professionnels, des habitants, des artisans, ils mutualisent leurs outils, créent du rassemblement local. Au diapason avec la designer Matali Crasset (7), qui sème des cailloux partout en France. Elle a défendu son travail dans la Meuse, à la manifestation “Le Vent des forêts”. En liaison avec des artisans, des villageois, elle crée des petits habitats ludiques durables dans les bois, prônant une démarche collective, pas seulement en ville, mais aussi dans les zones rurales.
Fêtes et Porn. Les fêtes, les vernissages sont les rites rassembleurs de la Design Week. Le petit éditeur de meubles et objets Moustache a organisé une vente festive de pièces de designers qu’il ne peut pas produire. Un podium est offert à ses prototypes orphelins, un peu d’argent revient aux créateurs, dans un final dansant. Une bonne recette ? “On a besoin de cela, affirment les designers présents. Il nous faut nous rencontrer après la sortie des écoles, nous auto-organiser, nous vendre nous-mêmes.”
Esprit plus trash, à Stalingrad, à la Rotonde de Ledoux, avec “PornDesign”, proposé par Collective 1992. Par Porn il faut entendre “l’obscénité de la surconsommation”. Dix designers russes et vingt-quatre Européens ont assemblé des œuvres frôlant l’art, désintéressées, qui prônent la lenteur, la magie d’un matériau, l’émotion avant l’usage. Tout et n’importe quoi, du dégoulinant au très beau.
Romain est fraîchement diplômé d’une école de design, comme des centaines en France : “Je ne cherche pas à travailler immédiatement. Je me donne une année sabbatique. Je veux voyager, m’engager vers quelque chose d’utile.” Où ? Il ne sait pas trop, il cherche. Certains parlent de s’investir à l’occasion de la Conférence sur le climat en décembre, de “créer un Off à la COP 21”. Un engagement écologique a minima faute d’une conscience politique plus aiguisée ? En fait de “Now ! le off”, “c’est plutôt Now ! le Bof”, ironisait Xavier de Jarcy dans Télérama. C’est plus compliqué. Il y a aussi un Now ! la Teuf, où de jeunes créateurs, joyeusement inquiets, comme autant de particules pragmatiques d’un magma, persistent à inventer leur travail, à lui trouver un sens sans donner de leçons. Ils n’en attendent pas non plus ? Pas sûr, ils sont à l’affût d’un travail plus théorique, critique, sur le design qui a tant de mal à percer en France. À suivre.
Anne-Marie Fèvre
- Paris Design Week, “Now ! le off”, s’est déroulée du 5 au 12 septembre.
- Les Docks, Cité de la Mode et du Design. Exposition “De la Cité à Confluence 2 fleuves, 3 bâtiments”, Jakob + MacFarlane, jusqu’au 25 septembre.
- Lire la revue Intramuros n°180, qui fête ses 30 ans.
- Musée des arts et métiers, 60, rue Réaumur, 75003 Paris, jusqu’au 6 mars 2016.
- Moda, 6, passage de la Boule blanche, 75012 Paris, jusqu’au 3 octobre.
- Via, 120, avenue Daumesnil, 75011 Paris, jusqu’au 7 novembre.
- Matali Crasset, Benjamin Crotty & Ehren Tool, exposition “Into the Woods”, Design Gallery, 23 rue du Départ ,75014 Paris, jusqu’au 23 octobre.
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