La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 21 Fév 2021
 Les mots de notre quotidien, anodins ou loufoques, parfois nous font de loin un petit clin d’œil, pour nous inviter à aller y voir de plus près. Mot à mot, une chronique pour suivre à la trace nos mots et leurs pérégrinations imaginaires.

Motherfucker est un très vilain mot, tout le monde en conviendra. C’est pour cela qu’on le transcrit généralement par une abréviation : M’fucker, que l’on peut encore raccourcir en Mf’er. En le synthétisant de la sorte, en l’avalant pour ainsi dire, il semble qu’on lui fasse perdre de son caractère malsonnant, même si, curieusement, c’est davantage Mother qui disparaît que Fucker.

Mais passons. Je veux m’intéresser ici à un autre type de F’er, celui qui en a, tenez-vous bien, après les virgules. Parfaitement, ça existe… Il faut pour cela faire un détour par la Finlande. C‘est précisément ce que je fais, profitant de ce que les séries finlandaises, sur Netflix ou Canal, ont le vent en poupe. Les séries finlandaises (qui dit finlandaises dit islandaises, suédoises ou lapones) sont des histoires où, généralement, une inspectrice blafarde et déprimée mène une enquête, avec une lenteur dirons-nous contemplative, sur un crime plus ou moins glauque qu’elle n’arrive d’ailleurs pas toujours à élucider. Pourquoi alors est-ce que j’aime les regarder ? Je crois que c’est à cause de la langue, car ces séries, il faut absolument les visionner en VO. Ces gens-là, je vous l’accorde, ne sont pas causants, mais quand ils parlent, ce n’est pas pour ne rien dire. Tout ceci, bien sûr, ne s’applique qu’aux séries, dans la vraie vie ce doit être tout à fait autre chose. Ils ne se claquent jamais la bise, ne sourient pas, ne pleurent pas, dans ces grandes steppes enneigées, c’est déjà assez difficile de vivre… Mais, voyez-vous, ils ont d’autres occupations, ils enculent les virgules…

Enculeuse de virgules

Mais qu’est-ce que je raconte encore ? Et d’où est-ce que je tiens ça ? Eh bien des sous-titres, justement. Plus précisément d’une scène, dans le dernier épisode de ma série du moment, où l’adjoint de l’inspectrice blafarde et déprimée la somme, alors qu’ils se disputent au volant, de cesser d’être une « enculeuse de virgules ». Ai-je bien lu ? Minute, minute… Pause… Retour en arrière… Oui, oui, pas de doute : il lui dit « enculeuse de virgules ».

Vous pensez bien qu’à peine l’épisode terminé, j’ai filé me renseigner sur la Toile.

Avec ma recherche, évidemment (Finlande enculer virgule), je suis tombée sur des choses inimaginables, mais j’ai fini par trouver ce que je cherchais : eh oui, un mot existe, qui correspond à cette définition, en finnois ça se dit : Pilkunnussiga.

Une fois le terme identifié, j’ai voulu en savoir plus, connaître son origine, ses variantes, et surtout ses équivalents français. Le traducteur automatique m’a tout d’abord proposé une transcription littérale, en anglais : comafucker, qu’il a traduite ensuite par baiseur de virgules. Cela m’a semblé très maladroit, c’est prendre les choses au pied de la lettre, tout de même, personne ne dit ça, ni en anglais ni en français ! Je lui préfère largement enculeur, en l’occurrence enculeuse, comme dans mes sous-titres. Et savez-vous pourquoi ? Eh bien parce qu’il se trouve que nous avons, dans le trésor de notre belle langue française, une expression qui correspond au Pilkunnussiga, à savoir celui ou celle qui vous reprend sans cesse, qui vous corrige, pour un rien, pour une broutille, une petite virgule. Pire que le « coupeur de cheveux en quatre », pire que l’« empêcheur de tourner en rond », c’est l’« enculeur de mouches ». Bref, avec l’enculeur de virgules, on comprend tout de suite, nous sommes dans un imaginaire commun, pour ainsi dire.

Ce qui est fabuleux c’est qu’en finnois il existe un terme spécifique pour qualifier ce genre d’individu ! Pas une expression, un montage linguistique circonstanciel, non : il a droit à un mot entier rien que pour lui. Est-ce à dire qu’il y en a beaucoup, en Finlande, des enculeurs de virgules ? Les Finlandais sont-ils donc à ce point à cheval sur la ponctuation, la syntaxe ?

J’ai été bien déçue qu’en français, nous qui sommes et tatillons et grammairiens dans l’âme, nous n’ayons pas de mot pour désigner expressément cela. Car je n’ai trouvé, dans les dictionnaires en ligne, que des adjectifs gentillets tels que : « ergoteur », « pinailleur », « chipoteur »… Nous sommes loin du compte… Ce sont là des termes bien élevés, un tantinet précieux… Mais bon sang, you M’fucker ! trouve-moi autre chose, nous sommes chez les durs, dans le grand Nord !

D’ailleurs c’est curieux ça, la frilosité des dictionnaires en ligne. Je dis bien les dictionnaires, car les traducteurs (je parle des algorithmes, entendons-nous bien) c’est autre chose : bêtes et méchants, ils vont droit au but, comafucker ! Mais, dans les dictionnaires, qui sont, dirons-nous, la version civilisée du traducteur, eh bien pour l’anglais par exemple on trouve nitpicker, soit celui qui vous cueille les poux dans la tête, et en espagnol, quelque chose d’encore plus édulcoré, à la limite du mignon : tiquismiquis, ou quisquilloso. Hihi, ça fait comme des chatouilles, vous ne trouvez-pas ?

On est toujours loin du virgule fucker !

Que pourrait-on donc proposer comme terme ? Aidez-moi…Un mot unique donc, pas une expression imagée… quelque chose qui ne soit pas vulgaire, et qui fasse un peu plus sérieux que « chipoteur », « pinailleur » et compagnie que je trouve décidément trop anodins, comment dire, comme s’ils minimisaient les enjeux de la chose …

AH ça y est !! ça y est, je l’ai, mon synonyme poli, mon équivalent sérieux : PRO-CU-REUR !! Mais ouiiiii, vous savez, comme quand on dit que la France est une nation 66 millions de procureurs ! Voilà !!! C’était juste pour ne pas nous appeler enculeurs de virgules ou M’fkers !

Jacqueline Phocas Sabbah
Mot à mot

 
 

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