Je ne suis pas certain, Anne Balfour, de pouvoir répondre à votre question. L’enquête doit conserver ses prérogatives. La police ne saurait être l’antichambre d’un journal télé. Sachez seulement que l’artiste n’est pas mort. L’hypothèse du suicide doit être écartée. Nous avons visité les morgues de la région sans résultat. Un assassinat est aussi peu probable et pour les mêmes raisons. Peut-être le chanteur s’est-il enfui, mais il aurait pu dans ce cas m’en toucher un mot. Oui. Nos rapports étaient excellents. Comme beaucoup j’admire sa voix. Le surlendemain du vol il me gratifia d’un air au piano. Nous étions seuls dans la propriété. C’était, comme vous le dites, un moment d’émotion. Un peu de temps volé au malheur. Non. Cela n’impliquait nullement qu’il envisage de repartir en tournée. Sa fuite est peut-être à mettre en relation avec cette peur du spectacle. S’il s’agit d’un enlèvement évidemment, l’angoisse de monter sur une scène ne peut plus valoir comme motif. Quant à une éventuelle demande de rançon, encore une fois, je ne peux rien vous dire.
Il m’est en revanche permis aujourd’hui de vous livrer un nouvel élément. Je le gardais sous le coude. L’artiste possède un ami proche, un jeune homme du nom de Kurz. Celui-ci fait partie avec quelques autres du cercle étroit des relations intimes du chanteur. À la fin de la soirée du 9, lui et trois autres personnes passèrent la nuit, ou ce qu’il en restait, peu de choses à vrai dire, dans le manoir de Jo. Non. Je vous l’ai déjà précisé. L’artiste n’est pas propriétaire des lieux. Il ne loue pas davantage. Jo lui prête à titre gracieux sa maison autant de temps qu’il faut au chanteur pour préparer une tournée. C’est ainsi que les choses se passent dans le monde du show-biz. On s’échange des manoirs, on partage les plaisirs, les femmes et bien d’autres douceurs. Ces gens sont généreux, ils voient la vie en grand, sans compter. L’amitié plus que l’amour leur est une valeur suprême. Les artistes et ceux qui les entourent constituent une sorte d’aristocratie. Ils renouvellent l’idéal antique de l’homme libre. Ils rejettent le travail salarié comme bas et indigne pour ne pratiquer que les activités plaisantes, ils chantent par exemple. Nous comprenons qu’ils incarnent aux yeux des misérables des sortes de demi-dieux.
Kurz ne fait pas exception à cette règle. Quoique très jeune encore, il n’a pas dix-sept ans, il parle déjà le langage de l’art. Peut-être est-ce lui qui prendra la relève de l’artiste. Il sifflote, chantonne, tape quelques accords au piano. Un talent certain. C’est du moins en ces termes que Jo me l’a présenté le jour du vol quand je lui avais demandé de me dresser un portrait rapide de ceux qui avaient couché au château la nuit du 9 au 10.
Nous n’avions guère eu de difficultés à mettre la main sur le prodige: il dormait lorsque nous étions arrivés au manoir, Billot et moi, le 10 en fin d’après-midi. Il n’était d’ailleurs pas le seul à poursuivre sa nuit. Deux Brésiliens arrivés la veille de Rio pour participer à l’événement eurent le plus grand mal à ouvrir un œil quand Billot voulut les sortir du lit. Ils protestèrent, croyant à une plaisanterie. La fête se poursuivait avec masques et cotillons. De son côté Billot n’apprécia guère d’être pris pour un sergent d’opérette. Billot tient au respect de l’habit. Irrité, il les sortit sans ménagement du lit. Ce sont deux hommes d’âge moyen qui affichent sans complexe leur sexualité. L’un travaille au ministère de la culture brésilien, l’autre est sans profession. Bien qu’ils maîtrisent notre langue, ils ne comprenaient rien à ce qui arrivait. Ils semblaient l’un et l’autre totalement abrutis par les excès de la veille. Je demandai à Billot de les remettre au lit et de les tenir au chaud.
Kurz en revanche se leva d’un bond lorsqu’il vit Billot se pencher sur sa tête. Il ne dormait que d’un œil. Est-ce une raison suffisante pour en faire un suspect? Il faudrait en savoir davantage sur le compte de ce garçon. Le portrait de Jo est peut-être trop flatteur. Les hyperboles et autres figures emphatiques sont monnaie courante dans ce milieu où tout est toujours extraordinaire, merveilleux et insensé. De fait, après m’être entretenu une bonne demi-heure avec le jeune prodige, il m’a fallu admettre que le garçon n’est qu’un sale con. Vaniteux, sournois, arrogant, inculte, il est enfin doué d’une voix de fausset. Quel avenir pour cet imbécile? Je m’attendais ou j’espérais découvrir une sorte de Rimbaud, un poète de la variété, le barde des temps modernes. Le Pavarotti de la pop. Et j’avais sous les yeux une petite portion malfaisante et teigneuse. Vous me direz. La chanson n’est pas mon domaine. De quel droit accabler un jeune être innocent? À dix-sept ans, n’est-ce pas, on croque la vie à pleine dents, on ne connaît pas ces fausses pudeurs qui étreignent les trentenaires lorsqu’ils se retournent soudain pour constater, amers, qu’ils n’ont plus leurs vingt ans.
Je me faisais moi-même ces réflexions en interrogeant Kurz. Je lui cherchais des circonstances atténuantes. La situation, pénible, incongrue, ne l’aidait en rien. Le jeune homme se cabrait sous mes questions comme un poulain monté pour la première fois. Lorsque je cherchai à en apprendre un peu plus sur la nature de ses relations avec l’artiste, il se rua presque sur moi. La jeunesse est très susceptible. Depuis combien de temps connaissait-il le chanteur? Vivait-il avec lui comme les apparences le laissaient croire? Exerçait-il un métier, un gagne-pain quelconque, serveur dans un fast-food par exemple? Vivait-il aux crochets de l’artiste? Était-il entretenu? Le garçon éluda toutes mes questions d’un air condescendant. Comme j’insistais, il voulut savoir si je procédais à un interrogatoire en bonne et due forme.
Je préférai jeter l’éponge et j’appelai Billot à la rescousse. Contre toute attente il s’en sortit très bien pendant que je retournais auprès des Brésiliens, maintenant occupés à boire un double crème. Le môme raconta sa détresse, les doutes sur son talent, sa peur du lendemain. Pour un peu, il pleurait dans les bras de mon adjoint. Billot m’étonnera toujours. Son air bonhomme, son côté classe popu en a charmé plus d’un. Là où j’échoue parfois lamentablement dans mes interrogatoires par excès de zèle, lui réussit par sa seule présence à extorquer des aveux difficiles.
Kurz souffre d’un manque de reconnaissance de la part de l’artiste. Notez qu’il n’est pas le seul. Lizz déjà s’est plainte d’être délaissée. Mais qu’allait-il faire dans cette galère, ai-je demandé à Billot à propos du gamin quelques jours plus tard. C’est Jo Baldaturian, m’a-t-il répondu les sourcils froncés. Il avait repéré le petit à l’occasion d’un match de foot, un match allez de deuxième division, Lens-Caen, si Baldaturian ne se trompait pas. Le môme avait alors seize ans. Très con, de l’aveu même du producteur qui dressait de Kurz un portrait tout autre que celui qu’il m’avait fait auparavant. Sans doute le gosse ne jouait pas trop mal. Ailier droit, il parcourait le terrain avec agilité, dribblait de façon surprenante, marquait régulièrement. À la mi-temps, alors que Baldaturian visitait les vestiaires, il questionna Kurz sur ses ambitions. Contre toute attente le garçon lui avoua vouloir devenir une vedette de la variété. Il chantait mal, bien sûr, comme le constata rapidement le producteur. Mais il avait du charme ou il était beau gosse. À seize ans, quoi de surprenant. Balda, appelez-moi Balda, avait dit Jo à Billot, Balda avait flairé le bon coup.
Je suis resté perplexe. J’ignorais que Billot avait eu une conversation avec Jo, je croyais Jean-Marie occupé à filer la piste du jardinier. Mais Jo précisément connaît bien Mohamed. J’allais de découverte en découverte. Pourquoi Jo fréquentait-il le jardiner? Billot m’a rappelé que la propriété appartenait à Balda. Il était logique que celui-ci ait des liens avec le jardinier qu’il avait embauché.
Vous voyez, Anne, à quel point une affaire se complique. Les ramifications entre les personnages sont toujours plus nombreuses qu’on ne pense. Lorsqu’une enquête tire sur un fil, c’est rapidement une pelote qui tombe entre les mains et le risque est grand de ne plus savoir où donner de la tête. Hier soir, en écoutant Billot, je me suis demandé si Balda, ou Jo ou Baldaturian, ne devait pas être rangé dans la catégorie des suspects. Pourquoi m’avoir caché qu’il fréquentait l’amant de Lizz? Mais pourquoi vous l’aurait-il signalé? m’a répondu Billot du tac au tac. Nous buvions un demi à la terrasse d’un café de la place de la République, non loin de mon domicile. Nous aimons, lui comme moi, terminer notre journée de travail sur une note de détente. Un verre à la main, nous parlons librement, nous laissons venir les idées, nous procédons, si vous me permettez cette comparaison, selon la technique freudienne de la libre association. Une image en appelle une autre, laquelle traîne souvent dans son sillage une idée qu’on croyait perdue. Les noms aussi sont importants. Pourquoi Baldaturian demande-t-il tantôt à être appelé Jo et tantôt Balda? Cette confusion sur son identité m’a fait un instant le soupçonner de complicité dans le vol de la bague. Mes doutes ne sont d’ailleurs pas encore surmontés et Jo est désormais dans ma ligne de mire.
L’enquête avance, soyez-en sûre, ma chère Anne. Nous ne pouvons pas élucider le drame sans avoir au préalable cerné ses composants. Et Jo évidemment. Je ne parle pas du petit Kurz qui est loin d’avoir livré tous ses secrets.
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