Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
Le Motif dans le tapis (The Figure in the Carpet, traduction française Élodie Vialleton) est une des nouvelles d’Henry James les plus étudiées. Elle raconte ceci : un jour, un écrivain confie à un journaliste qu’il existe dans son oeuvre un secret, « un motif compliqué comme un tapis persan » qui ne peut être découvert que par une lecture très attentive. C’est une idée, dit l’écrivain, « sans laquelle je n’aurais jamais éprouvé le moindre intérêt pour ce travail. C’est le dessein le plus subtil, le plus abouti de tous, et je crois que son exécution a demandé des trésors de patience, d’ingéniosité ». Le critique restera impuissant à trouver cette clé.
Et si James se cachait lui-même derrière le personnage de l’écrivain ? Et s’il y avait dans sa propre oeuvre un « motif caché » ? En 1977, Jacqueline Poilard, du Centre d’Étude sur les Littératures Etrangères et Comparées de Saint-Étienne, avait été la première à émettre cette hypothèse. Elle avait pointé plusieurs pistes, en particulier celle d’un manifeste politique d’essence libérale qui n’apparaîtrait qu’en filigrane à travers l’ensemble de l’œuvre de fiction. Cependant Poilard n’avait pu démontrer la validité de son intuition faute de trouver des preuves convaincantes. Sinraj Monduh, de l’université américaine de Columbia, avait repris cette idée douze ans plus tard, penchant lui pour un « motif » sexuel. En 1861, à l’âge de 18 ans, James avait été blessé dans un incendie. « Une blessure horrible quoique obscure, a confié l’auteur de Portrait de femme, un moment d’histoire personnelle, la plus entièrement personnelle. » La nature de cette blessure reste encore aujourd’hui un mystère mais certains pensent à une castration accidentelle, ce qui expliquerait que James n’ait jamais eu de vie amoureuse. Hélas, pas plus que sa consoeur, Monduh n’était parvenu à étayer sa thèse car impuissant à identifier la manière dont ce motif aurait été introduit. Quoique séduisante, la conjecture de Poilard et Monduh restait donc à démontrer.
Il fallait que les puissants moyens de l’informatique soient au service de l’analyse littéraire pour que l’énigme soit enfin résolue. Avec moult algorithmes, Eleonor West, de l’université du Québec à Rimouski, a traqué un éventuel message subliminal dans les textes de James, ainsi que l’on tenterait de casser un code de cryptage. En 2007, après deux ans de travail, elle a fini par trouver la clé, avec un peu de chance il faut bien le reconnaître. Analysant les 24 volumes de la fameuse « édition de New York » (qui regroupe les oeuvres auxquelles James tenait le plus), West et son ordinateur se sont aperçu qu’en prenant la première lettre de la première page (hors préface) du tome 1, puis la deuxième lettre de la deuxième page du tome 2, et ainsi de suite, on obtenait le mot : Ilostaballthenlostmysoul, c’est-à-dire la phrase : « I lost a ball then lost my soul ». En français : j’ai perdu un testicule puis j’ai perdu mon âme.
La probabilité qu’un tel arrangement de lettres forme une phrase cohérente est à peu près équivalente à celle de gagner deux fois de suite au Loto. Il s’agit donc bien d’un message de l’écrivain, introduit dans l’oeuvre de manière délibérée et quasiment indétectable. Et ce message établit trois points. Un : Oui, James avait effectivement glissé un motif dans le tapis, tel l’écrivain de la nouvelle. Deux : il apparaît que l’auteur des Ambassadeurs avait bien subi une castration partielle, une orchidectomie pour être précis. Trois : ce message « filigranique » avait été conçu dès l’origine puisque l’édition de New York reprend les oeuvres dans l’ordre chronologique. Les autres enseignements de cette découverte relèvent de l’analyse littéraire, le plus important étant celui-ci : toute l’oeuvre de James a été bâtie dans l’ombre portée d’un dramatique accident, elle en est une forme de sublimation.
Cette révélation stupéfiante, qui amène à reconsidérer toute l’oeuvre de James, a été suivie d’une autre, non moins spectaculaire. Encouragée par sa première découverte, Eleonor West s’est mise à chercher d’autres messages et elle en a trouvé un second. En isolant la dernière lettre du tome 24, puis l’avant-dernière du tome 23, et ainsi de suite, on obtient la phrase : « And so we will never fuck my dear ». La VF : Et ainsi nous ne baiserons jamais ma chère (ou mon cher ?). Ce qui prouve cette fois qu’en plus d’être un excellent écrivain, James était aussi un homme plein d’un humour désespéré.
Édouard Launet
Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique
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