La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Victor Hugo, des vers et des pas mûres
| 20 Fév 2018
Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Édouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.

Victor Hugo sur la terrasse de Hauteville House, à Guernesey

On ne recense dans toute l’œuvre de Victor Hugo — qu’elle soit poétique, romanesque ou théâtrale — que très peu de lignes que l’on pourrait qualifier de grivoises, et aucune que l’on pourrait qualifier de licencieuse. Si l’auteur des Misérables est connu pour avoir eu une vie sexuelle plutôt débridée, d’Adèle en Juliette Drouet, de Léonie d’Aunet en Blanche Lanvin sans compter les soubrettes et actrices diverses, ses écrits n’en gardent la trace que sous la forme d’une sublimation toute freudienne, comme dans ces quelques alexandrins glissés dans Les Contemplations :

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Aussi fut-ce une énorme surprise de voir surgir dans le dernier numéro des Cahiers des études hugoliennes (vol. XV, n°344, p. 30-55) un long poème inédit roulant comme un torrent impétueux pour décrire le désir sexuel et son aboutissement. Cette pièce singulière, absente de l’inventaire des collections, était enfouie dans le grenier de la maison Victor Hugo de la place des Vosges ; c’est donc tout à fait par hasard qu’une étudiante de Paris 4, Virginie Lefort, est tombée dessus alors qu’elle travaillait sur un sujet de thèse fort éloigné du sexe ( L’Intertexte coranique dans l’œuvre théâtrale et romanesque de Victor Hugo. Essai d’analyse sémiotique). L’intérêt du manuscrit — une mise au net, sans ratures — n’a cependant pas échappé à l’étudiante, qui a passé plusieurs mois à documenter sa découverte avant de la livrer aux Cahiers avec des commentaires érudits.

Ce qui frappe d’emblée dans ce poème de 169 vers, au-delà même de sa verdeur (car Hugo n’y va vraiment pas de main morte pour une fois), c’est sa structure originale. Il commence en alexandrins, se poursuit en heptasyllabes et finit selon des formes de plus en plus courtes et chahutées, comme si son rythme voulait épouser celui de la montée de la jouissance.

Dans son premier tiers, le poème reste sage, presque lyrique : on pense à La Légende des Siècles, c’est dire. Les choses sérieuses débutent avec cette strophe :

L’émeraude en ses facettes
Cache une ondine aux yeux clairs
Je la trouve en sa cachette
Et lui dis en un éclair :
Montrez-moi cette jambette
Que je puisse humer sa chair
J’ai le doigt sur la gâchette
O charmante bayadère

Dès lors, la fougue hugolienne se libère sans retenue :

Cette petite tigresse
Avait une paire de fesses
En trop.
Voyez donc ma turgescence
Lui ai-je crié en substance
C’est beau.

Ce ne sont pas les plus jolis vers de Hugo, mais ce sont assurément les plus sensuels. Ainsi, vers la fin, ce très osé :

Alors que se tend mon coutre
Prêt à déverser son foutre
Et ma charrue,
Alors que surgit mon soc

Prêt à livrer son estoc
Et mon bahut,
La demoiselle s’écrie :
Pas si vite, je vous en prie
J’ai mes menstrues.

De toute évidence, ce texte n’était pas destiné à être publié. Simple exercice de style ? Texte écrit d’une main un jour d’ennui ? Virginie Lefort privilégie une autre hypothèse : selon elle, cette fantaisie aurait été rédigée lors de l’exil guernesiais pour amuser Juliette Drouet . On sait que la maîtresse de Victor Hugo logeait là-bas dans une maison voisine de celle du poète, et que chaque beau matin ce dernier la saluait depuis son balcon, y compris et peut-être surtout « les matins triomphants » (ainsi Hugo désigne-t-il les érections matinales). Ce désir à distance aurait été un puissant moteur d’écriture dont le produit, convenons-en, eût été peu susceptible d’alimenterLes Misérables ou Les Travailleurs de la mer.

La pièce se termine sur quatre mots indiquant assez clairement que l’entreprise est arrivée à un terme heureux :

Unisson
Sortilèges
Un frisson
Puis la neige.

Ce texte amusant ne méritait peut-être pas la longue exégèse qu’en fait Virginie Lefort. Celle-ci évoque naturellement les fameux carnets dans lesquels Hugo consignait ses libertinages sous forme codée, mais elle s’emploie également à tracer un laborieux parallèle entre d’une part l’évolution de la pensée politique de Hugo, d’une droite royaliste et conservatrice jusqu’à une gauche républicaine et progressiste, et d’autre part l’évolution de sa vie amoureuse, du mariage avec Adèle où il arrive puceau jusqu’à ses ultimes frasques avec les servantes. Certes, dans un cas comme dans l’autre le trajet est spectaculaire, cependant on ne voit pas bien l’intérêt de les mettre en regard sauf à penser — horreur ! — que la libido de Hugo fut un des moteurs de sa pensée politique, ou inversement. Il eût peut-être été plus intéressant d’essayer de dater précisément le manuscrit et d’en chercher des échos cachés dans l’oeuvre.

À la lecture de cet inédit assurément anecdotique, on est en droit de penser que Victor Hugo n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il est elliptique. Quoi de plus beau et de plus suggestif que ce « Elle me regarda de ce regard suprême qui reste à la beauté quand nous en triomphons » ?
Quant aux rimes coutre/foutre et charrue/menstrues, elles ont sans doute fait se dresser Pierre de Ronsard dans sa tombe.

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