Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
La braguette est un motif récurrent dans l’œuvre de François Rabelais, peut-être même son point nodal. Ses personnages en parlent beaucoup, de braguettes, au point de vouloir consacrer de doctes essais au sujet. Ainsi Panurge s’exclame-t-il : « Par Dieu ! je feray un livre de la commodité des longues braguettes quand j’auray plus de loysir ». Alcofribas, lui, semble être déjà passé à l’acte puisqu’il se présente en auteur d’un De la dignité des braguettes.
Avant d’aller plus loin, rappelons qu’à l’époque de la Renaissance, la braguette ne se résumait pas à une simple et commode fermeture Éclair — laquelle ne sera d’ailleurs inventée que quatre siècles plus tard — mais se présentait sous la forme d’une pièce de tissu de proportions impressionnantes, rembourrée qui plus est par divers objets, des oranges par exemple, et constituait ainsi un élément central de la parure masculine. Les armures elles-mêmes étaient dotées de quasi étuis péniens ; cette proéminence valorisait le membre viril et par là même la puissance de son possesseur. Les gentilshommes se sont ainsi pavanés avec une élégance de paon jusque dans les années 1580. La belle et grosse et longue braguette était la prérogative distinctive du sexe le plus noble et c’est pourquoi, notera Voltaire bien des années plus tard, que « la Sorbonne présenta requête pour faire brûler la Pucelle, attendu qu’elle avait porté culotte avec braguette ».
Le poète James Sacré s’est naguère livré à la redoutable entreprise d’un débraguettage complet de l’œuvre rabelaisienne. Dans un article savant titré « Les métamorphoses d’une braguette » [1], il s’est ainsi employé à démontrer que ledit accessoire était au confluent de réseaux sonores ou sémiques, graphiques ou grammaticaux, rhétoriques et narratifs, bref que c’était une clé qui pouvait ouvrir toute l’œuvre. Une découverte majeure, aussi importante en tout cas que celle qu’avait faite l’Américain W.C. Fields dans les années 1930 en énonçant ce célèbre principe : « Lorsqu’un humoriste déclenche des rires imprévus, sa première réaction doit être de voir si sa braguette est ouverte ».
James Sacré, donc, commençait par isoler quelques passages de Pantagruel, comme :
Aultres croissoient en matière de couilles si énormement que les troys emplissoient bien un muy. D’yceulx sont descendues les couilles de Lorraine, lesquelles jamays ne habitent en braguette : elles tombent au fond des chausses. (ch. I, p. 173 dans l’édition de la Pléiade)
Et aussi :
Merde ! merde ! (dist Panurge). Ma seulle braguette espoussetera tous les hommes, et sainct Balletrou, qui dedans y repose, décrottera toutes les femmes. ( ch. XXVI, p. 279)
Et encore :
A quoy Panurge tira sa longue braguette avecques son floc, et l’estendit d’une couldée et demie, et la tenoit en l’air de la main gauche, et de la dextre print sa pomme d’orange, et, la gettant en l’air par sept foys, à la huitiesme la cacha au poing de la dextre, la tenant en hault tout coy ; puis commença secouer sa belle braguette, la monstrant à Thaumaste (ch. XIX, p. 256).
Suite à quoi, au terme de savantes réflexions que nous épargnerons au lecteur, James Sacré concluait que, « très complexe en lui-même, le réseau lexématique dans lequel se manifeste cet appareil s’articule en un récit révélateur d’une syntagmatique du texte conductrice d’un sens […]. Nul doute dès lors qu’une étude dans le détail de cette énorme part négligée de l’œuvre de Rabelais, son ‘grotesque’, sa ‘gauloiserie’, ne conduise à des réajustements dans la lecture d’ensemble qu’il faut en faire ».
Qui aurait pensé que d’une braguette pouvait surgir des choses si belles ? En tout cas, « réajustements dans la lecture » il y a bien eu puisque, une vingtaine d’années plus tard, une certaine Christine Escarmant affirmait en effet que l’écrivain de la Renaissance n’avait rien fait d’autre que primo : écrire cinq livres sur les braguettes et ce qui s’accumule au fond des chausses de la gent masculine (sperme et merde), secundo : disserter perpétuellement sur l’échange entre la dille et le bondon du livre-tonneau (respectivement, fausset ou cheville et le trou que l’on bouche), soit sur la « vivificque cheville » masculine et son « accoublement » avec le « callibristis » féminin. Le tout développé dans un article intitulé « De la dignité des braguettes : Rabelais pornographe » [2].
Depuis la Renaissance, les braguettes ont beaucoup perdu de leur importance, si bien qu’elles n’apparaissent plus que fugitivement dans la littérature contemporaine. De surcroît, la simplicité de leur ouverture fait que l’on accède désormais à la vivificque cheville sans chichi ni détour. « De la main droite, j’ai descendu la fermeture éclair de ma braguette, écrit ainsi Michel Houellebecq dans Les Particules élémentaires. Elle a écarquillé les yeux, son regard s’est posé sur mon sexe. De ses yeux émanaient des vibrations chaudes, j’aurais pu jouir par la force de son seul regard ». C’est à des phrases comme celles-ci que l’on mesure les progrès accomplis en un demi-millénaire par l’humanité.
Édouard Launet
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