Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Début de semaine difficile. À force de prendre en charge, jour après jour, des malades aux pathologies diverses et parfois contagieuses, il arrive que le médecin lui-même soit pris de faiblesses passagères. C’est mon cas aujourd’hui : j’étais au réveil dans un état fébrile, le pouls un peu trop rapide, les yeux brillants, le cerveau embrumé et douloureux. Je me suis donc immédiatement injectée une double dose du Discours, de Fabrice Caro, produit par les laboratoires Gallimard le mois dernier, roman hilarant d’un auteur plutôt connu pour ses BD, ainsi qu’un extrait du Don Quichotte, remède certes bien ancien, mais qui a fait ses preuves. À conserver toujours à portée de main.
En attendant que ce cocktail agisse, me suis-je dit, le mieux serait de rester un peu à la maison. Après tout, les docteures B. et R. seront présentes toutes deux aujourd’hui, assistées de l’équipe de médecine littéraire au grand complet, pourquoi ne pas prendre une petite journée de récupération ?
J’envoie aussitôt un message aux susnommées, me refais un grand bol de café et repars l’avaler sous la couette.
Un heure plus tard, déjà, je me sens mieux.
J’ouvre mon ordinateur. C’est une erreur, je le sais. Les actualités sont une vaste salle d’attente emplie jusqu’au plafond de malades parfois dangereux, les parcourir est un supplice pour tout praticien consciencieux. Mais c’est plus fort que moi.
Je surfe, comme on dit.
Et je tombe sur une vidéo. C’est un homme, il parle :
« Ce visage est terriblement émouvant. Il est moustachu, assez doux, le regard est pénétrant et en même temps apaisé. Il nous regarde avec une certaine distance mais aussi avec une grande profondeur ». Un autre homme le remplace, et lui évoque un « visage rayonnant qui exprime quelque chose de très pur, très beau ».
Mais de qui s’agit-il ?
J’ai presque envie d’envoyer le lien à tout le service de médecine littéraire pour avoir l’avis des docteures de garde. Je suis sur le point de le faire lorsque mon téléphone émet un bip, c’est un texto de Marcel, l’infirmier, qui se plaint parce que le Dr B. l’a obligé à changer de blouse, la sienne n’étant selon elle pas réglementaire. Il dénonce un abus de pouvoir, ajoute que le Dr R. a fait pour sa part une remarque désobligeante sur sa façon de danser et que tout ça, ça donne des conditions de travail difficiles. Je repose le téléphone, soupire, et renonce à les solliciter. J’ai bien fait de rester au chaud, aujourd’hui, le rythme d’un service de médecine littéraire est parfois bien harassant. Qu’ils se débrouillent donc un peu, et moi pendant ce temps je me passerai de leurs avis.
Alors, ce visage ? La suite de la vidéo est très claire.
Eh bien c’est celui d’un soldat, mais pas de n’importe quel soldat. D’un soldat de la Grande Guerre, dont on commémore cette année le sombre anniversaire. C’est un soldat français, qui repose actuellement au centre d’une place parisienne : il s’agit du soldat inconnu, pardi ! Ah, parce que le soldat inconnu a un visage ? pourrait-on rétorquer, avec une immense naïveté. Eh bien oui, vous répondrait-on avec gravité, il en a un, désormais, et il paraît même que c’est formidable.
Vous ne comprenez toujours pas, je le vois à votre air vacillant.
J’explique donc.
Il y a un site, créé par une association nommée « Historial de la Grande Guerre » et une agence de pub (FF Paris, « boutique stratégique et créative fondée par Fred & Farid ») qui a collecté 30 000 photos de soldats de la Première Guerre Mondiale, leur a appliqué un algorithme de détection des visages, « ce qui va nous donner le portrait du soldat inconnu » (toutes les citations sont extraites de la vidéo de présentation du site, dans laquelle des intervenants divers s’expriment sur fond musical à propos de ce projet étonnant). Vous cliquez et hop, voilà : vous vous retrouvez face à un portrait un peu flou, celui d’un homme blanc, à l’air un peu ingénu, aux oreilles légèrement décollées : le soldat « inconnu ».
Mais qu’est-ce qui leur a pris ?
Le soldat inconnu a donc désormais un visage, ce qui, si on s’y arrête une minute ou deux, est une absurdité sans nom. Parce que le soldat inconnu ne doit pas avoir de visage afin de pouvoir être tous les visages successivement, alternativement, et sans exception, comme il ne doit pas avoir de nom ou d’origine géographique précise. Il est inconnu. Il ne doit en aucun cas être blanc, ou noir, ou asiatique, ou moustachu, ou pensif, ou myope ou blond, ou plein d’acné, que sais-je.
Aujourd’hui, si le soldat inconnu est blanc, par exemple, c’est grâce à cette caractéristique souvent soulignée des algorithmes : l’uniformisation. Partout, ils gomment les aspérités, les différences, les minorités (« avec l’accumulation, ça va gommer toutes les différences » déclare d’ailleurs un des porteurs du projet). Cathy O’Neil, auteure d’un ouvrage récent sur la question (Algorithmes, la bombe à retardement, Paris, Les Arènes) évoque ainsi « les dominants qui, sous couvert de discours méritocratique et exaltant l’égalité des chances, déploient des algorithmes qui traquent les dominés dans un grand nombre de domaines et leur infligent de sévères dommages. Comme à la guerre ». Quelle ironie, tout de même, au moment où « Macron et le président malien honorent la mémoire de l’Armée noire de 14-18 », que d’imposer un visage tout blanc au soldat inconnu !
Mais c’est que l’inconnu n’est pas un bon support pour l’émotion. Pour que le petit cœur des spectateurs d’aujourd’hui saigne comme il se doit, il faut une image.
L’émotion : « finalement, on arrive à un visage qui nous parle, qui est émouvant ».
Me voici donc dans l’obligation, bien qu’absente de l’hôpital, de prescrire aux concepteurs de ce projet salué unanimement par la presse (voir les articles du Figaro, du Point ou même de Valeurs actuelles), ainsi qu’à celles et ceux qui ont pu le financer, l’essai d’Anne-Cécile Robert paru chez Lux Éditeur en septembre : La Stratégie de l’émotion. Qui s’ouvre par une histoire édifiante :
« Il en est de la démocratie comme des grenouilles. Une grenouille jetée dans une bassine d’eau bouillante s’en extrait d’un bond ; la même, placée dans un bain d’eau froide sous lequel le feu couve, se laisse cuire insensiblement. De multiples phénomènes se conjuguent pour «cuire» insidieusement les démocraties, moins tonitruants, mais tout aussi efficaces qu’un coup d’État avec ses militaires, ses tanks et ses exécutions sommaires […] La plupart des combustibles qui alimentent le feu sous la marmite ont été abondamment décrits ici et là : restriction des libertés publiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, société du spectacle, explosion des inégalités, etc. On s’est, en revanche, assez peu arrêté sur l’invasion de l’espace social par l’émotion… ».
Suit un texte qui analyse la façon dont on nous encourage à ressentir plutôt que penser, et par là-même « à subir plutôt qu’à agir » et le rôle que l’on fait aujourd’hui jouer à l’émotion : « quel que soit le domaine, l’émotion est convoquée, valorisée ; elle détermine même le jugement qu’on porte sur une situation ». « L’invocation des affects permettrait aussi de dépolitiser les débats et de maintenir les citoyens dans une position d’enfants dépendants, incapables de se gouverner eux-mêmes et abandonnant leur libre arbitre à une dictature bienveillante et à l’écoute de leurs émotions ».
L’ouvrage se termine, de nouveau, par une histoire de grenouilles : Voltaire « racontait l’histoire de deux batraciens tombés dans une jatte de lait où ils risquent de mourir noyés. Le premier se met à prier, finit par s’enfoncer et se noie ; le second se débat tant et si bien que le lait devient beurre. Il n’a plus qu’à prendre appui sur cet élément solide pour sauter hors de la jatte ».
Alors, ami.e.s batracien, choisissez donc : lait ou beurre ? On reste dans la jatte ou on essaie de s’en extraire ? Et le soldat symbole de toute la Grande Guerre : on le veut blanc et moustachu ? Vraiment ?
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
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