Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
À écouter les actualités, nous éprouvons en ce moment l’impression que le monde bégaie. Les nouvelles qui tombent chaque jour rappellent des temps que nous espérions révolus. Le bruit des canons au Moyen-Orient, la misère galopante aux quatre coins de la planète, l’Europe qui s’entredéchire (le Brexit, les Italiens, les Catalans, la montée des extrémismes), les États-Unis qui se replient sur eux-mêmes, la Chine elle-même dont la croissance s’essouffle, l’affaire Benalla encore qui empoisonne le mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, tout ou presque semble rejouer une vieille ritournelle. Pouvons-nous donc encore croire au progrès ?
« Ce qui a été, c’est ce qui sera ; ce qui est arrivé arrivera encore. Rien de nouveau sous le soleil.« affirme l’Ecclésiaste (traduction d’Ernest Renan). L’histoire de l’humanité ne serait ainsi qu’une longue et douloureuse répétition des mêmes souffrances, des mêmes rêves déçus, des mêmes folies. Le pessimisme de ce texte célèbre a régulièrement trouvé un écho aussi bien auprès des philosophes (tel Schopenhauer) qu’auprès du grand public qui se laisse volontiers aller à la fatalité quand le monde est en crise.
Dans le Conflit des facultés, Kant distingue trois types d’attitudes face au problème du sens de l’histoire. La première consiste à croire que les choses ne peuvent aller qu’en s’empirant. L’humanité serait en quelque sorte dans un continuel déclin. Kant donne à cette croyance le nom de « terrorisme moral ». La seconde attitude, l’eudémonisme, estime au contraire que l’humanité est « en constante progression par rapport à sa destination morale » (traduction Stéphane Piobetta). Enfin, certains estiment, à la manière de l’Ecclésiaste, que les choses ne font que se répéter. Kant appelle « abdéritisme » cette dernière option.
L’intérêt du texte de Kant est de montrer, avant le déploiement des grandes philosophies de l’histoire du XIX° siècle (Hegel, Marx, Auguste Comte), qu’il est impossible de prouver rationnellement que l’histoire progresse, régresse ou stagne. Pour répondre à la question de la marche de l’humanité (où allons-nous ?), il faudrait être capable de prophétiser. Or ni l’historien ni le philosophe ne possèdent un tel don. Les économistes et les hommes politiques sont tout aussi aveugles.
Ainsi faut-il admettre qu’au fond nous ne savons pas où nous mène notre époque. En revanche il peut être utile d’interroger ce que nos contemporains croient. Or l’opinion aujourd’hui la plus répandue semble bien être l’abdéristime. Dans la presse, certains journalistes rapprochent notre époque de celle des années 30. Le président de la République a lui-même repris cette comparaison. Il est vrai que les signes se multiplient : tensions internationales, regain de l’antisémitisme, montée de l’extrême droite, crise économique, chômage. Nous répéterions les erreurs de nos aînées, erreurs qui les ont conduits dans le chaos de la seconde guerre mondiale.
Mais les hommes trouvent-ils seulement leurs opinions dans le spectacle du monde ? D’où viennent ces certitudes pessimistes ?
Dans le Conflit des facultés, Kant propose une réponse étonnamment moderne à ces questions que nous pouvons reformuler ainsi : comment pouvons-nous prédire que l’avenir répétera le passé ?
« Réponse : si le devin fait et organise lui-même les événements qu’il annonce à l’avance ».
Si nous croyons que l’histoire se répète ou pire qu’elle régresse, c’est peut-être parce qu’un » devin » cherche à nous en persuader. Si, de fait, les choses vont mal, c’est aussi peut-être parce qu’un « devin » cherche à aggraver la situation.
Les opinions sont rarement neutres, les faits sont rarement bruts : tout se fabrique.
La question est alors de savoir à qui profite le crime. Qui a intérêt à développer dans l’opinion publique un pessimisme généralisé ? Qui a intérêt à voir les chiffres du chômage stagner ? Qui est le devin ?
Sans être grand clerc, il est aisé de remarquer que le pessimisme ne profite en rien à ceux qui subissent le déclin mille fois annoncé de l’Europe. C’est ce que montrent sans ambiguïté les coupes réalisées dans le budget de la fonction publique dans le but de lutter contre la dette de l’État et toujours « justifiées » par la crainte d’un avenir sombre. Les premiers à pâtir de ces coupes sont les moins favorisés.
Mais ce n’est pas seulement l’abdéritisme qui prévaut dans la plupart des têtes : une sorte de « terrorisme moral » s’installe peu à peu. En parlant de terrorisme, Kant choisit le mot juste puisque la perspective d’un déclin généralisé de l’Europe comme du monde est effrayante : au sens propre du mot, terrorisante. Elle nous laisse sans voix (les citoyens rechignent à aller voter) et les bras ballants. On fabrique ainsi une forme d’apathie générale face à des politiques pourtant souvent violentes. Mais à quoi bon se révolter quand l’avenir apparaît encore plus sombre que le présent ?
Il faut hélas admettre que nous sommes de plus en plus gouvernés par la peur.
Cependant les devins sont parfois chahutés : la ritournelle finit par lasser. Et plusieurs font aujourd’hui entendre une autre voix. Ce sont en France les Gilets jaunes, avec leurs contradictions, les printemps arabes au Maghreb et au Moyen-Orient, eux aussi traversés de contradictions. La Belgique était la semaine dernière quasi paralysée par une grève générale des transports. La liste d’un mécontentement qui monte un peu partout est trop longue pour la dresser ici.
En somme il ne s’agit pas d’espérer des jours meilleurs ni de craindre le pire, puisque personne n’est prophète. Il s’agit de savoir comment occuper le présent.
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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