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Héritage et solitude littéraires
| 16 Juin 2019

Du 4 au 7 juin 2019, à l’invitation de la Casa de América, quelques fervents lecteurs du romancier salvadorien Horacio Castellanos Moya étaient réunis à Madrid pour parler de son œuvre. Quant à l’auteur, il raconte, avec précision et humour, comment naît un écrivain dans un pays qui n’en veut pas…

Horacio Castellanos Moya en la Casa de América, Madrid, 2019 © Daniel Mordzinski

© Daniel Mordzinski

Étrange est pour un écrivain la découverte du chemin le menant vers sa vocation, son destin. Pas seulement étrange, unique aussi. Quand j’essaie de visualiser cette découverte, quand je tente de comprendre comment j’en suis arrivé à l’écriture des livres que j’ai écrits, les livres qui font que je suis là devant vous, devant votre générosité de lecteurs et de spécialistes de la littérature, je ressens comme une gêne. Comment ai-je pu persévérer dans ce qui était de toute évidence une sottise, vu le milieu dans lequel je me suis formé, la famille d’où je viens, le pays où j’ai grandi et où j’ai commencé à emprunter cette voie ?

Je n’ai été ni un lecteur ni un écrivain précoce. Je suis issu d’une famille où la littérature était un sujet tabou, une famille qui attendait que je suive la voie tracée pour un jeune homme de mon milieu, c’est-à-dire que j’exerce un métier sérieux, respectable. Et être écrivain n’était pas considéré comme une chose sérieuse, respectable, mais tout le contraire : un prétexte pour s’adonner à la vie dissolue, au vagabondage et à la pauvreté. C’est pour cette raison que, lorsque vers la fin de mon adolescence, je me suis mis à lire et à être possédé par le diable de l’écriture, ma famille a pris peur et m’a encouragé à emprunter un autre chemin. Ils auraient pu accepter que je sois avocat et écrivain, médecin et écrivain, ingénieur et écrivain, ou toute formule susceptible de garantir notre respectabilité. Mais il était trop tard : j’étais déjà engagé fermement dans ce que j’avais choisi, et il y avait une guerre civile à l’horizon qui allait faire exploser la réalité que nous habitions.

Il m’a fallu quelques années avant de commencer à recouper des éléments pouvant expliquer la peur de ma famille face à la possibilité que je devienne écrivain, les raisons pour lesquelles la littérature et l’écriture avaient toujours été un sujet tabou. Un de mes oncles, cousin germain de ma mère, un certain David Moya Posas, que je n’ai pas connu, avait été poète et était mort d’une overdose d’alcool et de barbituriques. On ne parlait pas de lui à la maison. Les anecdotes sur sa vie tragique, et sa mort plus tragique encore, je les ai entendues de la bouche du grand poète hondurien Roberto Sosa, son camarade de génération, qui me les a racontées durant des conversations dans des bars de Tegucigalpa en 1981.

Autre recoupement : Emma, ma grand-mère maternelle, avait été poète. Elle n’a jamais publié de recueil, mais ses vers ont été inclus dans une anthologie, et c’est comme cela que je l’ai appris, quand j’ai commencé moi-même à publier. Le diable de l’écriture, cependant, l’a vite abandonnée, et elle s’est consacrée, comme une personne prudente et avisée, à faire prospérer ses biens, et c’est l’image que je conserve d’elle. Dans les dernières années de sa vie, elle parlait avec mépris, et même une certaine haine, de Clementina Suárez, son amie d’adolescence, de jeunesse et de premiers pas littéraires (toutes deux venaient du département de Olancho), et qui deviendrait la plus importante poétesse du Honduras. Et je me demande aujourd’hui si la médisance de ma grand-mère envers Clementina n’était pas le fruit de la jalousie.

Du côté paternel, un autre oncle, qui s’appelait Jacinto, frère ainé de mon père, a aussi publié des vers dans sa jeunesse, mais sa véritable passion était la politique. Et c’est pour elle qu’il a vécu tout le reste de sa vie dans la précarité, entre la prison et l’exil, comme nombres de cas perdu pour la littérature sur les terres d’Amérique centrale.

Horacio Castellanos Moya - Photo © Daniel Mordzinski

© Daniel Mordzinski

Rien d’étonnant donc que ma famille ait eu si peur quand j’ai décidé de me consacrer à la littérature. Être écrivain, pour eux, était un non-sens qui ne pouvait mener qu’à l’échec, synonyme de non-statut social, de pauvreté. Mon oncle David était mort de cet échec ; ma grand-mère et mon oncle y avaient échappé en expulsant la littérature de leurs vies. Mais que pouvait signifier l’échec pour un jeune homme qui éprouvait une profonde répulsion envers le monde et les valeurs de sa famille, de la classe sociale où il avait grandi, du pays où il habitait ? Que pouvait signifier l’échec dans une société en pleine décomposition que très vite la guerre civile allait faire imploser ?

Julio Ramón Ribeyro, La tentación del fracasoL’un de mes titres favoris est celui utilisé par Julio Ramón Ribeyro pour son journal, La Tentation de l’échec (La Tentación del fracaso). Quand je me demande comment j’ai bien pu faire pour rompre ce premier cercle de défense tendu autour de moi, le cercle de fer de la famille, pour éviter que j’assume ma vocation et mon destin, je pense que cela tient beaucoup à la tentation de l’échec, si on l’entend comme une volonté de rupture, de risque, de trouver ma propre voie ; insister dans la tentation de l’échec comme une affirmation de non-conformité, de rébellion.

C’est au milieu des années 1970 que j’ai commencé à écrire de la poésie de façon compulsive, comme possédé, fort de quelques rares lectures, sans jamais avoir approché d’écrivain et sans la moindre idée de ce qu’était la vie littéraire salvadorienne. J’ai fait mes études chez les maristes, espagnols en majorité ; dans un de mes romans je les ai particulièrement maltraités et j’ai aussi répété que par la faute de frère León – le professeur de littérature en terminale – j’ai éprouvé durant plusieurs années un rejet viscéral de la littérature classique espagnole.

Bob Dylan, Canciones, Visor, 1971Mais je dois reconnaître que c’est dans la bibliothèque du lycée mariste que j’ai trouvé les premiers livres qui m’ont permis de comprendre que le monde de l’écrit était le mien : les paroles des chansons de Bob Dylan dans la collection Visor, une sélection de poèmes de Walt Whitman (combien de fois me suis-je extasié à la lecture du Chant de moi-même, à l’âge des découvertes), les Lettres à un jeune poète de Rilke et une Anthologie générale de poésie salvadorienne qui m’a révélé deux poètes nationaux qui m’ont ébloui : Roque Dalton et Alfonso Quijada Urías. Et c’est dans cette bibliothèque que j’ai donc trouvé les premières lectures dont un jeune homme s’abreuve comme s’il s’agissait de la parole d’un missionnaire en train de nous convertir à une nouvelle religion.

Je me souviens de la naïveté qui m’habitait quand j’ai terminé mon premier recueil de poèmes et que je me suis mis à chercher un éditeur pour le publier. Je n’avais pas la moindre idée du désert où je me trouvais. Il n’y avait pas d’éditeurs indépendants au Salvador. Seulement la Direction des publications du ministère de l’Éducation du régime militaire et les éditions de l’Université nationale qui à l’époque était occupée par l’armée. Je ne regardais pas quel chemin suivre. J’avais rompu le premier cercle tendu par ma famille, mais il m’a fallu alors affronter le deuxième cercle, celui que nous pourrions nommer la vie littéraire salvadorienne, ou, pour entrer dans le vif du sujet annoncé par le titre de cet exposé, l’héritage littéraire national dont je devais faire usage, ou la tradition dans laquelle je devais m’insérer.

Il fallait d’abord établir un contact ; connaître quelqu’un se consacrant à la même chose que moi. Aucun de mes ex-condisciples de lycée ni des amis du quartier où j’avais grandi n’avait le moindre intérêt pour la littérature, encore moins pour l’écriture. Et pour m’inscrire en lettres à l’université, il manquait presque un an, à cause justement de son occupation par les militaires. Ingénu que j’étais, j’ai relié mon recueil de poèmes et je l’ai envoyé à la Direction des publications du ministère de l’Éducation, avec l’assurance et l’enthousiasme de celui qui pense que son talent est un fait qui ne peut échapper à personne et que le livre serait rapidement publié, sans la moindre conscience que, en envoyant ce livre de poèmes, ce que je faisais revenait à jeter une bouteille à la mer, tel un naufragé sur une île déserte

La providence a été bienveillante à l’égard de mon geste. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu une lettre de l’éditeur de la Direction des publications, où il me remerciait pour l’envoi du livre en m’annonçant que pour le moment il ne serait pas publié, mais en m’invitant à venir le voir dans son bureau.  Son nom m’était vaguement familier, j’avais dû voir sa signature dans un des soporifiques suppléments littéraires du dimanche publiés par les journaux fascisants de cette époque – qui sont les mêmes qu’aujourd’hui. Je me suis dit qu’il devait s’agir de l’un de ces vieux auteurs, avec des pellicules sur le revers de la veste et sentant le renfermé et la naphtaline, mais bon, je me suis dit que j’arriverais peut-être à le convaincre de publier mon livre.

À ma grande surprise, Miguel Huezo Mixco était, début 1977, un jeune homme de 22 ans, qui avait à peine trois ans de plus que moi, mais qui avait beaucoup plus lu ; il était étudiant en deuxième année de lettres à l’université jésuite et il était déjà marié, tandis que moi je vivais encore chez ma mère. Nous nous sommes aussitôt bien entendus. Une de ces amitiés coup de foudre, propres à la jeunesse, dit-on. Nous passions des après-midis et des soirées à parler livres et littérature salvadorienne et de ce que pouvait signifier être écrivain en ces temps funestes pour le Salvador ; nous n’avons pas tardé à lancer une revue littéraire artisanale. Mais je ne veux pas vous ennuyer en vous faisant le récit d’une amitié. Ce que je veux relever c’est que je suis entré dans la tradition littéraire salvadorienne non sous la houlette préceptrice d’un pédant ankylosé comme il en existe tant dans les petits pays, mais aux côtés d’un ami écrivain qui partageait avec moi la passion de la découverte, du débat, de la controverse ; je me suis plongé dans cette littérature comme dans une aventure excitante.

Antonio Rivas Bonilla, Andanzas y Malandanzas, Ministerio de Cultura, San Salvador, 1936Oui, il existe une tradition littéraire au Salvador, même si elle reste pratiquement inconnue hors des frontières nationales. Je mentionnerai quelques auteurs qui m’ont appris quelque chose et dont je me souviens des livres avec tendresse : Arturo Ambrogi, un remarquable chroniqueur, que Ruben Darío surnommait, en français, l’enfant terrible, dont les textes contiennent tant d’ironie, de finesse et de mordant qu’ils peuvent blesser comme une lame de rasoir ; Alberto Rivas Bonilla avec ses récits picaresques, et plus particulièrement le roman Andanzas y Malandanzas dont le héros est Néron, un chien de la campagne mal nourri et malin – un personnage parfaitement cervantesque ; Salvador Salazar Arrué (connu comme Salarrué), le conteur le plus emblématique du pays, qui s’est plongé comme personne dans l’âme et le parler des paysans et des enfants salvadoriens de la première moitié du XXe siècle, et dont Juan Rulfo parlait avec admiration ; Miguel Ángel Espino, l’auteur de Hombres contra la muerte, publié en 1948, roman sur lequel j’ai écrit mon premier essai, il y a 40 ans de cela, autant dire rien du tout… Et bien sûr les poètes, puisqu’à cette époque je me considérais comme un poète : Claudia Lars, Alberto Guerra Trigueros, Roque Dalton…

D’où vient alors ce sentiment de solitude qui m’a rattrapé plus tard, alors qu’il existait une tradition littéraire nationale sur laquelle m’appuyer ? En vérité, cette tradition, cet héritage géographique, m’ont rapidement semblé étroits, étouffants. C’étaient des auteurs qui avaient sans aucune doute récolté des traits de l’identité nationale pour en faire de la littérature, mais chez quasiment aucun – et ce quasiment est important- je n’ai trouvé la contemporanéité et l’universalité qu’exigeait le cerveau ambitieux de l’embryon d’écrivain que j’étais alors. J’avais rompu le premier cercle de défense tendu par la famille, mais il me fallait encore rompre le deuxième cercle, celui de la tradition nationale.

Il me semble que pour un écrivain originaire d’un petit pays pauvre, qui existe plus par ses tragédies que par ses vertus, la tradition littéraire nationale est à peine un point de départ, une petite boussole rudimentaire qui peut aider à faire les premiers pas, mais qui n’a plus d’utilité une fois que l’on commence à marcher avec une certaine assurance, une fois que l’écrivain sort de ses frontières géographiques et politiques, de ses frontières mentales, et comprend qu’il appartient à une langue, le castillan dans mon cas, une langue riche de la variété des affluents qui convergent en elle.

Je crois aussi que tout au long de la vie, chaque écrivain choisit son héritage, cherche les aînés auxquels s’identifier, ceux dont il croit reprendre ou voudrait reprendre le relais. Et dans ce sens, il ne saurait être limité par les liens de la géographie, de l’histoire, de la langue, par une tradition qui lui serait imposée comme l’autorité d’un père sur un enfant. Je conçois la littérature comme une recherche et une révolte, la révolte de l’orphelin qui sait qu’il a une famille, mais ne reconnaît pas son autorité sur lui ; de celui qui sait où est sa famille, mais ne veut pas demeurer toujours avec elle, il lui rend parfois visite, il s’ennuie, elle l’engourdit, elle lui enlève la vocation de liberté propre à l’esprit de création.

La vida de Rubén Darío escrita por él mismo, Casa editorial Maucci, BarcelonaCette force qui se propose de rompre les limites de sa propre langue, on la retrouve chez les écrivains latino-américains depuis le XIXe siècle. C’est ainsi seulement que je puis comprendre que, en l’année 1882, quand le jeune Rubén Darío dut abandonner pour la première fois le Nicaragua – pour s’être retrouvé avec la femme qu’il ne fallait pas – et arriva au Salvador avec des lettres de recommandation pour les puissants de ce pays, au lieu de se contenter de continuer à écrire des vers dans la tradition de la langue castillane – qui lui semblait, j’imagine, déjà trop étroite, comme des chaussures avec lesquelles on ne peut pas continuer à marcher –, il se soit lancé dans l’étude de l’alexandrin français, dans l’étude de la métrique des poèmes du grand Hugo, comme il l’appelait, en compagnie du poète salvadorien Francisco Gavidia. En cette année 1882, Gavidia avait 19 ans et Darío 16. Leur amitié a été immédiate. Darío le raconte dans son autobiographie publiée pour la première fois à Barcelone en 1913 sous le titre voltairien de La Vie de Rubén Darío écrite par lui-même : « L’un de mes amis était Francisco Gavidia, sans doute l’un des plus solides humanistes et sûrement l’un des poètes de premier plan que compte l’Amérique espagnole. Ce fut avec Gavidia, lors de mon premier séjour en terre salvadorienne, que je pénétrai, avec la ferveur des nouveaux initiés, dans l’harmonieuse forêt de Victor Hugo, et de la lecture en commun des alexandrins du grand Français, (Gavidia fut le premier sûrement à reprendre en castillan la manière française), surgit en moi l’idée de rénovation métrique, que j’allais développer et réaliser par la suite. »

Dans un autre texte, inclus dans Histoire de mes livres, quand il se réfère à l’inspiration et aux influences qui ont rendu possible son livre Azul, publié d’abord au Chili en 1888, Darío revient sur le sujet : « Ma pénétration dans le monde de l’art verbal français n’avait pas commencé en terre chilienne. Des années auparavant, en Amérique centrale, dans le ville de San Salvador et en compagnie du bon poète Francisco Gavidia, mon esprit adolescent avait exploré l’immense forêt de Victor Hugo et avait contemplé son océan divin où tout est contenu ».

Gavidia est considéré comme le père fondateur de la littérature salvadorienne, le grand moderniste national. Auteur d’une abondante œuvre en vers et en prose, il est pratiquement inconnu en dehors du Salvador. Vous aurez remarqué que je ne l’ai pas mentionné quand je me suis référé aux auteurs salvadoriens que j’ai lus avec enthousiasme dans ma jeunesse. Si Gavidia est le père fondateur de la littérature salvadorienne, cela explique dans une certaine mesure mon sentiment d’être orphelin : je n’ai jamais pu lire ses livres. Il me semble que l’œuvre de Gavidia a vieilli plus vite que son auteur. Darío l’a laissé en chemin, il comprenait la poésie comme une aventure du génie et il prenait de l’héritage – c’est-à-dire de la littérature mondiale – ce qui servait à la construction de son œuvre, sans entraves, faisant du monde son habitat ; Gavidia a opté pour la commode gloire provinciale. Bien sûr, Darío venait du Quichotte, comme Sergio Ramírez nous l’a récemment splendidement expliqué, dans son récent discours d’Alcalá de Henares, pour la remise du Prix Cervantes. Mais il n’en est pas resté là.

Et que dire de Miguel Ángel Asturias, le plus universel des narrateurs d’Amérique centrale, nourri au sein des surréalistes à Paris avant de s’immerger dans le monde indien du Guatemala ? Et que dire de plus sur Borges, qui a incorporé le meilleur de la prose et de la pudique ironie anglaise à notre langue, entre autres multiples choses ?

L’écrivain doit connaître et confronter sa propre langue et son monde, avec la plus grande audace, la plus grande habileté, afin de parvenir à extraire le meilleur d’autres langues et d’autres mondes. Darío, Asturias et Borges ont eu le génie d’y parvenir et d’enrichir la langue castillane avec d’autres inflexions, d’autres rythmes, d’autres sonorités, d’autres tournures. Ce qui est radicalement différent de la mentalité mercenaire qui prévaut aujourd’hui, quand des écrivains de langue castillane veulent se faire passer pour plus Américains que les Américains eux-mêmes.

Je n’oserais pas me comparer à ces génies qui ont mélangé l’argile d’autres terres avec notre argile et qui ont ainsi créé des objets parfaits : les grands rénovateurs de la langue. C’est tout ce que j’ai appris d’eux, j’ai assumé comme faisant partie de mon héritage la curiosité et le goût pour l’autre, pour des littératures dans d’autres langues et pour des cultures qui envisagent l’être humain dans des circonstances et à partir d’optiques radicalement différentes à la mienne, et je les ai incorporés à mon propre travail, sans méthode, par osmose. Certains de ceux qui se sont exprimés avant moi ont mentionné comment je m’étais abreuvé de la littérature issue de l’effondrement de l’empire austro-hongrois écrite en langue allemande, ou de ce qu’on appelle la littérature mineure (lettres, journaux, mémoires), fruit mûri dans les salons français des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles – une phrase affichée au mur de mon bureau provient de l’une des lettres envoyées par la vieille, aveugle et amoureuse Madame du Deffand à Horace Walpole : « Tout ce qui m’environne me parait ennemi ».

J’ai osé m’offrir la liberté de penser, d’imaginer, quel est celui des écrivains contemporains de langue castillane dont je me sens le plus fier d’assumer l’héritage. Je l’ai fait, au moment où je devais écrire ces pages, allongé sur le lit de ma chambre de la résidence universitaire, à la recherche de l’illumination. Elle est venue. Je me suis dit que l’héritage dont j’aurais aimé me réclamer était celui de Juan Carlos Onetti, l’écrivain dont je me sens le plus proche. J’aurais aimé écrire comme lui, avoir son attitude envers la vie, sa délicatesse et son silence. Paradoxalement, je n’ai rien en commun avec lui, ni dans le tempérament, ni dans la prose, ni dans le monde littéraire, ni dans son attitude envers la vie. Nous autres être humains, écrivains, sommes décidément complexes et contradictoires. On sait que dans une interview Onetti a dit que ce n’étaient pas ses livres qu’il fallait lire, mais ceux de Faulkner, qu’il n’avait fait que copier le grand écrivain du sud des États-Unis, et qu’une autre fois, il a dit qu’il ne voulait pas donner d’interview parce qu’il avait prêté son dentier à Mario Vargas Llosa. Ces deux anecdotes sont peut-être susceptibles d’expliquer mon admiration pour Onetti. Le meilleur des héritages, c’est celui que nous recevons sans conditions, par pur plaisir.

Je voudrai conclure ces propos désordonnés, écrit à la va-vite, en revenant à la notion de solitude littéraire, à la condition d’orphelin que j’ai éprouvée quand j’ai découvert que j’étais incapable de supporter la lecture du fondateur de la littérature salvadorienne, Francisco Gavidia, et que, d’autre part, quasiment aucun des auteurs nationaux que j’avais appréciés ne me mettaient en relation avec le monde dans lequel je devais vivre, n’assouvissaient la soif de contemporanéité et d’universalité du jeune écrivain que j’étais. À l’exception de Roque Dalton.

Dalton avait dans son tempérament tout ce qui était susceptible de me séduire : le sens de la provocation, l’humour, la décontraction, le sarcasme, l’irrévérence, le courage. Un seul de ses traits de caractère m’a semblé depuis le début plus suspect : la foi, et, ce qui est pire, la foi jésuite, même s’il en riait aussi.

Dalton avait, de plus, une façon neuve d’écrire la poésie, dépouillée d’arabesques ; et le respect des conséquences, de la responsabilité de la parole écrite. Et c’était un innovateur quant à la recherche de nouvelles formes, à l’utilisation de techniques littéraires variées selon le sujet qu’il abordait.

Qui plus est, il écrivait depuis d’autres parties du monde, depuis les lieux où l’histoire agitait ses hanches : La Havane, Prague, Mexico, Paris. Il était au cœur des débats les plus brûlants sur l’écrivain en Amérique latine. Il était un poète et un intellectuel reconnu très au-delà des cénacles littéraires d’Amérique centrale. Il côtoyait ceux qui comptaient.

Antología general de la poesía en El Salvador, selección, prólogo y notas de José Roberto Cea, ed. Universitaria, 1971J’ai commencé à lire les poèmes de Dalton dans cette Anthologie générale de la poésie salvadorienne dont j’ai parlé au début de ce texte, que j’ai trouvé dans la bibliothèque du lycée mariste, en 1975, l’année même où le poète a été assassiné. Je l’ignorais et je n’allais l’apprendre que bien plus tard. C’est très étrange : je ne me souviens plus du lieu ni du moment où j’ai appris que Dalton avait été assassiné par ses propres camarades. Je ne me souviens pas de la façon dont je l’ai appris ni de la réaction que j’ai eue. J’ai dû ressentir quelque chose de très fort, un choc, mais ma mémoire l’a enfoui. C’est peut-être pour cela que dix ans plus tard, quand j’ai écrit mon premier roman, La Diaspora, j’y ai inclus un personnage qui ressent particulièrement ce sentiment que l’assassinat de Roque Dalton a fait de lui un orphelin, a laissé orpheline la littérature salvadorienne, m’a laissé orphelin moi en particulier. C’était un écrivain que j’aurais eu l’âge de connaître mais que je n’ai pas connu. Sa mort a fait de nous des orphelins et des héritiers. Orphelins nous l’avons été au sens strict, parce que cela a été terrible pour sa famille et aussi pour tous ceux qui auraient pu grandir sous son ombre, sous ses piques et ses provocations, mais nous l’avons seulement connu à travers ses livres ; orphelins au sens littéraire, parce que c’est lui qui aurait pu nous mettre en contact, nous les jeunes de l’époque, avec la contemporanéité intellectuelle et littéraire, car sa mort nous a laissés désemparés dans ce puits sanglant où la seule lumière était la pluie de feu. Mais sa mort a fait aussi de nous des héritiers : s’il n’y a plus de guide, nous devons trouver le chemin par nous-mêmes ; s’il n’y plus personne pour nous ouvrir les portes, nous devons les ouvrir par nous-mêmes.

En ce qui me concerne, j’en ai tiré aussi un autre enseignement : ne jamais rien croire ou risquer pour les idéologies qui nous vendent un monde plus beau en échange du sang des autres. Dans une strophe de son poème « Taberna », Dalton écrivait : « La foi est la plus grande des audaces et l’audace est superbe ». De l’autre côté, le commissaire Medina, dans les premières pages de Laissons parler le vent, le magnifique roman d’Onetti, disait : « Un homme qui a la foi est plus dangereux qu’une bête qui a faim ».

Quelque part entre ces deux citations, entre ces deux extrêmes, j’ai suivi ma route.

Horacio Castellanos Moya
traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Lire Horacio Castellanos Moya

Semana de autor : Horacio Castellanos Moya, Casa de América, Madrid, du 4 au 7 juin 2019.
À visionner également, la présentation du roman Moronga par Ignacio Echevarría, critique littéraire, Patricio Pron, écrivain, et l’auteur Horacio Castellanos Moya (mise en ligne le 20 février 2018).

 

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