Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Madame Darmanin,
Très occupée à ne rien faire, je prends néanmoins sur mon temps précieux pour une prescription urgente qui devrait vous prémunir contre l’épidémie qui sévit parmi nos décideurs et qui a contaminé votre fils.
Je vous prescris donc la lecture attentive de Dernière sommation de David Dufresne (Grasset). Vous y découvrirez une France en colère, les luttes et leurs avatars modernes, leur répression, aussi. Vous y découvrirez plusieurs personnages, liés par le travail d’enquête d’Étienne Dardel sur l’insurrection devenue, semble-t-il, permanente par nécessité. Vous y découvrirez les mutilé·e·s des manifestations, comme Vicky, qui « regardait le monde sombrer » et perd sa main devant l’Assemblée nationale. Vous y découvrirez Frédéric Dhomme, qui travaille depuis trente ans à la préfecture, « l’État dans l’État ». Et vous découvrirez, si jamais vous faites partie de celles et ceux qui pensent que les gens qui sont « le bug dans la start-up nation » exagèrent, que « la police a [..] clairement changé de braquet et de doctrine » et que « la domination n'[est] plus seulement sociale, économique, la domination [est] policière ».
Vous risquez d’être secouée par ce traitement de choc, radical mais indispensable.
Laissez-moi maintenant, Madame Darmanin, vous parler de ma mère à moi.
Ma mère, qui n’a pas son baccalauréat, a fait toute sa carrière – dont une grande partie de nuit – aux PTT devenus La Poste, du temps où on y travaillait dur, mais dans une ambiance joviale, avec un véritable attachement à la société, qui a depuis été sabordée par les méthodes managériales dévastatrices que la Start-Up Nation pour laquelle travaille votre fils porte en étendard et qui se répandent comme un cancer dans tous les secteurs.
Quand je ne travaille pas à la clinique littéraire, je suis enseignante-chercheuse à l’Université. Depuis le jeudi 5 décembre, je suis en grève et, à défaut de le jeter, je bats le pavé. J’ai un peu mal aux jambes d’ailleurs, mais je vais continuer. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.
Individuellement, et sans pousser trop loin le calcul, ce dont l’austère collègue de votre fils, M. Blanquer, me juge par ailleurs bien incapable, je sais qu’il faudrait une augmentation mensuelle considérable pour que je touche une somme équivalente aux 75% de mes six derniers mois de salaire d’active – pension promise depuis que je me suis engagée dans la fonction publique – pour ne pas y perdre, beaucoup. Je ne suis pas propriétaire, je ne suis pas héritière, je ne veux pas d’enfants pour payer mon futur Ehpad. Je connais le prix d’un Ehpad. J’ai fait de très longues études, au cours desquelles j’ai toujours travaillé. Ces contrats m’ont permis d’amasser quelques trimestres, la conversion en points serait ridicule. J’ai commencé ma carrière par des contrats très mal rémunérés comme l’Université sait en user, renonçant à un salaire mensuel jusqu’à 1100 euros plus élevé durant quatre ans.
Votre fils et ses collègues changent les règles en cours de jeu. Les règles, on le sait, ne sont pas le point fort de nos politiques. D’ailleurs, les nouvelles règles ne s’appliqueront pas à tout le monde. Militaires ou policiers, « il y aura toujours des gens plus égaux que d’autres ». Rassurante constance avec l’ancien monde.
Alors bien sûr, il y a pire, bien pire que ma situation. Est-ce une raison pour accepter l’égalité par le fond ? Votre fils accepterait-il de renoncer à un tiers de sa pension de retraite pour répondre à cette égalité (non équitable) qu’il vante tant ?
Sous couvert d’égalitarisme, il faudrait mettre à nu Jacques pour donner des guenilles à Paul pendant que Gérald change trois fois par jour de costume sur mesure. Votre fils présente les bénéficiaires des régimes spéciaux et ceux des régimes de fonctionnaires comme d’égoïstes privilégiés. Pendant qu’il flatte les bas instincts d’envie qui justifient le nivellement par le bas, les plus riches qui vivent plus longtemps en meilleure santé continuent à s’enrichir. De l’argent, il y en a, plus qu’il n’y en a jamais eu. Votre fils calcule parfaitement le coût d’une journée de grève générale, ce qui tendrait à prouver, d’ailleurs, que nous ne servons pas tout à fait à rien. On aimerait qu’il puisse brandir si facilement le coût de l’évasion fiscale, des triches financières, de l’engraissement du capital et des dividendes sur le dos des salarié·e·s.
Nos salaires à nous, les privilégié·e·s donc, non contents de ne pas être alignés sur nos compétences, sont établis à partir du point d’indice. Ils sont gelés depuis près de dix ans. Nous savons donc derechef la confiance à accorder à un système de répartition par points. Les conditions de travail des fonctionnaires ne cessent de se dégrader : baisse des moyens financiers et humains, mépris et déconsidération au programme quotidien. Les hôpitaux, les écoles craquent. Les suicides, les syndromes d’épuisement professionnels se multiplient. Votre fils et ses ami.e.s ne veulent pas comprendre et moquent la souffrance que nous pouvons éprouver à voir le délitement d’un service public dans lequel nous nous sentons pour la plupart engagé.e.s et investi.e.s et auquel nous tenons et que nous tenons, coûte que coûte.
Peut-être devrions nous arrêter, d’ailleurs, de mettre nos bonnes volontés au service d’institutions qui ne nous rendent plus rien. Tous les pseudos avantages de nos fonctions volent un par un en éclats, à tel point que votre fils a le plus grand mal à recruter. Mais comme le but est bien la réduction a minima du service public pour aller vers la privatisation, il continue et s’apprête, sous l’égide de son camarade M. Philippe, à supprimer l’une des dernières compensations aux conditions d’exercice de plus en plus difficiles. Et quand bien même cela fait rire votre fils, car il n’est pas le service public, il est les Comptes publics, c’est aussi pour cela que nous sommes si nombreux·ses à être vent debout contre cette réforme.
Le gouvernement jupitérien qu’incarne votre fils va asséner le coup de grâce au service public et alourdir le poids de l’offrande faite au secteur privé. Alors oui, certain.e.s pourront payer des écoles privées, voire très privées, à leurs enfants, des cliniques privées, voire très privées, pour se soigner en évitant le service public anéanti qui ne fera plus que garderie ou dispensaire pour pauvres. Et cela m’enrage. Je viens, moi, de ce service public de qualité, qui m’a permis de m’épanouir, d’apprendre tant et tant, de découvrir l’autre, les autres, et d’avoir ce qu’on aurait pu appeler une « ascension sociale » si les fonctions enseignantes et le statut de fonctionnaire n’étaient pas aussi abîmés, financièrement, politiquement et socialement. Votre fils, plus qu’un autre, devrait pourtant mesurer l’importance de cette ascension aux yeux d’un parent.
Je soutiens les professeur·e·s des écoles, les infirmier·e·s, les aides soignant·e·s, tou·te·s les collègues de l’enseignement secondaire. Je soutiens les cheminots – et je suis bien plus dépendante du train que votre fils et aucun autre ministre ne le seront jamais – dans leur combat, notre combat, à tou·te·s, à vous aussi.
Dans l’hypothèse fort optimiste où la planète survivrait jusque-là, nous voudrions aussi pouvoir profiter d’une retraite non pas luxueuse mais méritée, avant d’être malades, avant de mourir. Comme ma mère, je veux avoir fait des choix de vie, m’être engagée dans le public et ne pas avoir à le regretter ou à être punie pour ce choix qui n’est pas celui de l’argent-roi.
Nous serons encore des milliers dans les rues ces jours à venir, malgré le risque de finir borgne, comme le meilleur ennemi de votre fils et ses compères. Car oui, tout ce que décrit le roman de David Dufresne est d’une réalité bouleversante.
Je vous appelle malgré cela, malgré le danger, moi aussi, une fois que vous aurez pris votre traitement, à venir nous rejoindre. Car si votre fils et les siens « ont la police, nous avons la peau dure ».
Recevez, Madame, tout le respect que je n’accorde pas à votre fils,
Dr Brestic
Ordonnances littéraires
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