Le coin des traîtres: pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…
Ma peau est sel. Brûlé mon épiderme jusqu’en chair, large piqûre iodée. Comme un fish flotté dans la saumure, je suis de lèvres desséchées. Un rictus et je craquèle et crumble, petites poussières en tas de rien à la fin.
Je ne suis plus étanche à mes malheurs d’ici. Je lâche les écailles, fuis les rivages de l’Europe guère propice. Tashiaw alshita’ waltakhyim albariyat walmughamara (Ciao l’hiver, le camping sauvage et l’aventure). J’ai vu la death de trop près en las olas of the english sea. J’ai plongé nagé ramé pour niente. Va fanculo England ! Je te hais d’amour irréciproque. [1]
De jeunes hommes alanguis sont allongés sur les minces tapis ; corps secrets multicolores, certains cachent leur sommeil sous une couverture. À l’autre bout de la large salle de l’Accueil de jour de Calais, des réfugiés jouent au coiffeur, profitant du matériel mis à leur disposition pour rafraîchir leur crâne ou faire couper plus coquettement leurs cheveux. Des touffes brunes, des mèches drues, bouclées forment un tas dense sous la chaise, face au miroir longiligne où chacun peut apercevoir la métamorphose du migrateur : un corps amaigri, un visage creusé, des soucis dans les yeux.
لذلك الشعر القصير هو أقل تعقيد ، djeungueul لا يوجد دش ، لا يمكنك غسل في
m’explique un garçon soudanais. Il n’y a pas de douche pour se laver dans la djeungueul, alors les cheveux courts, c’est moins compliqué. (traduit de l’arabe)
À l’initiative d’Hisham, le responsable du lieu de repos où je me rends de temps à autre pour aider, le Labo des histoires m’a confié un atelier d’écriture auprès des exilés. Depuis douze ans que je les accompagne, communiquer avec les réfugiés n’a jamais été un problème : un sourire, une main serrée, la maîtrise de l’anglais, les quelques mots que chacun connaît des divers pays traversés et nous pratiquons une langue orientalo-arabo-africo-européenne nouvelle et inventive, enchanteresse, mélodieuse et magique, une langue métèque que j’aime à recréer dans mes productions littéraires. J’ai tenu l’année précédente un atelier théâtre avec des mineurs isolés afghans allophones scolarisés. Cette fois, il s’agit d’entamer un travail écrit avec des hommes du monde entier qui communiquent en pashto, ourdou, dari, arabe, tigrinya, persan, bengali, autant de langues dont je suis ignorante ; des hommes qui ne sont pas tous initiés au français ; des candidats à l’Angleterre exténués de courir après des camions et les risques, fatigués d’être traités comme des rebuts dans une jungle putride ; des hommes qui sont là – non pour venir enthousiastes me rejoindre à ma table et rédiger -, mais pour se reposer, boire du thé ou du café, jouer aux échecs, faire un puzzle, dessiner, regarder un film, un match de foot, écouter ou jouer de la musique, demander des conseils aux bénévoles juristes, recharger leur téléphone qui leur permet de rester en contact avec leur mère, leur famille, leurs amis, leur passeur. Alors, c’est moi qui vais à leur rencontre, pratiquant ce que les bénévoles nomment « l’aller vers ».
Je m’attable près d’un groupe de jeunes Oromos. Après les sourires viennent les mots, quelques mots lancés sur des feuilles de papier coloré que je demande à chacun d’écrire dans sa langue ou de commenter. Fort heureusement, Hisham et Aman, les salariés du lieu, sont les truchements dont je ne saurais me passer : l’un parle arabe, l’autre tigrinya. Et de table en table, je butine les traductions fleurissant dans plusieurs langues, grâce aussi aux bénévoles internationaux présents :
Avenir – futuro – open borders – መጻኢ – happy people
Europe –ኣውሮጳ
Plage – beach – sand – big walk – sea shells – شاطىء
Jungle – الغابة
Phare – faro– څراغچې – fyr
Rêve – soñar – dream – ሕልሚ – nightmare – ዝያዳብርሃን
Parece um sonho, quase um pesadelo. Inexplicável, sem sentido, irreal. Conheci, algumas das pessoas mais inacreditáveis da minha vida e as mais amigáveis. Nada faz sentido, é um sonho.
Ça ressemble à un rêve, presqu’un cauchemar. Inexplicable, un non-sens, irréel. J’ai rencontré les personnes les plus incroyables et amicales de ma vie. Ça n’a pas de sens, ça ne peut être qu’un rêve. (traduit du portugais)
ብዛዕባ ሕልሚ ቡዙሕ እየ ዝሓልም ንሱ ከኣ ብዛዕባ ኤሮፓ ኢዩ ፣ ጹቡቕ ሕልሚ ይሓስብ ፣ቀሲነ ክነብር ኣብ ዝነብረሉ ቦታ ከተማታት ወይ ዓድታት
Je rêve beaucoup de l’Europe où j’aimerais vivre en sécurité et bien installé, que ce soit en ville ou dans la campagne. (traduit du tigrinya)
Ami – ዓርኪ፡ መሓዛ – amico – ملګري
Sur ce mot précis, un jeune Erythréen s’attable et s’étale, émouvant :
ንዓርኪካ ዋጋ ምክፋል ቡዙሕ እዩ ዘሑጉሰኒ ፣
ዓርከይ ማለት ሂወተይ እዩ፣
ዓርከይ ናይ ቡዙሕ ሕልመይ ፍትሒ እዩ።
Je suis très fier d’être avec mon ami, je partage tout avec lui quand il y a un problème. Mon rêve : c’est que je vais trouver une solution avec lui. Mon ami, c’est comme ma vie.
Aman me dicte la traduction du tigrinya, puis m’initie à la calligraphie de l’alphabet guèze ; en face de nous, une bénévole britannique donne un cours d’anglais à de jeunes Africains et Afghans ; une Italienne propose d’installer l’application Duolinguo sur son portable à Rahase, mineur érythréen qui veut apprendre l’espagnol et répète : la niña, el niño, un hombre…
Au cours des semaines, je me familiarise avec les diverses graphies de langues pour moi mystérieuses et muettes, je demande à mes professeurs du monde entier de prononcer les phrases qu’ils écrivent, afin d’en entendre la mélodie. Je rencontre David, un jeune Iranien s’exprimant dans un français épuré et qui parle six autres langues : il est capable de communiquer avec presque tous les migrateurs dans la pièce, petit poisson habile dans la mer des dialectes. David, en attendant l’Angleterre et pour ne pas perdre les années précieuses de sa jeunesse et de son éducation, apprend le russe. Il me dit avoir mémorisé l’alphabet et noté deux cents mots dans son carnet. Je vais les semaines suivantes lui procurer des livres de méthodes d’apprentissage, un dictionnaire franco-russe et un roman bilingue de Tolstoï. Il me fait part de ce qu’il a appris quand je reviens à l’Accueil, nous échangeons des mots, lui me parle en russe, je lui réponds en tchèque. Et puis, David et son frère Jacob lancent une formation en persan à l’intention des volontaires, dont je suis. C’est une révélation et un plaisir inouï, le plaisir de dessiner l’alphabet, la découverte de la manière dont les lettres s’enchaînent, la délectation de rouler dans ma bouche des sons jusque là inconnus.
L’atelier d’écriture s’est achevé, que j’ai finalisé par le collage de plusieurs phrases captées en diverses langues avec lesquelles j’ai conçu un immense phare de papier bigarré, un phare, car tel est l’Accueil de jour des réfugiés : « Un phare d’humanité dans la nuit de l’exil », en plus d’être un lieu d’apprentissage linguistique. Après le persan, je veux y apprendre l’arabe.
J’ai découvert par mes voyages les langues d’Europe de l’Est, m’étant précipitée à l’ouverture du Rideau de fer vers le polonais, le roumain, tchéquisant mon identité pour créer un pseudonyme d’autrice affirmant son européanité. Aujourd’hui, luttant pour construire une Europe humaniste accueillante, quand dans le même temps mon continent ferme ses ports et ses portes aux réfugiés, j’affirme mon universalité et j’ai la chance d’apprendre de nouvelles langues véhiculées par des migrateurs polyglottes venus de diverses contrées du globe.
À Calais, nombre d’habitants hostiles à l’hospitalité ne parlent aucune langue étrangère, pas même l’anglais des voisins, voire ne maîtrisent pas le français, écrivant sur la fachosphère des messages xénophobes mâtinés de moult fautes d’orthographe et d’incorrections syntaxiques. L’unilinguisme mène au racisme, sans nul doute. Les réfugiés quant à eux curieux d’apprentissages, gourmands d’échanges, de rencontres, maîtrisent souvent plusieurs langues avant d’aborder nos rivages, puis traversent le monde, les pays, migrent parmi les mots, les expressions toutes faites ; les langues croisées sur leur chemin leur collent aux vêtements et aux papilles, s’insinuent dans leurs veines, s’accrochent à leurs cœurs. Corps et vocabulaires circulent de concert, car les murs linguistiques n’existent pas. Les exilés traversant les frontières fratricides au risque de leur vie véhiculent leurs connaissances et font de nous, qui sommes curieux de l’étrange étranger, des interprètes multilingues. L’on apprend de l’autre quand les langues comme les peuples se rencontrent, se mélangent, se mêlent, s’emmêlent, s’entrelacent, s’entre-pénètrent, s’enrichissent les un(e)s des autres.
Chaque migrateur est porteur d’une langue unique, métissée, européanisée, et chacune de nos conversations empruntant les locutions de telle ou telle langue maternelle ou nouvellement apprise est un poème empreint d’un sabir délicieux.
Oui, le migrateur est un passeur. Un passeur de langues. Le migrateur est un traducteur.
ስዴቴና መልእክቴና እዩ ፣ ቡዙሕ ቓንቓ ይዛረብ ቡዙሕ ጉዑዞ ተጋዒዙ መልእክቲ ከረድእ ይክእል ።
Il migratore è un traduttore.
المهاجر هو مترجم
The migrator is a translator
مهاجر یک مترجم است
El migrador es un traductor
Veronika Boutinova
Le coin des traîtres
[1] Veronika Boutinova, Calais Cul-de-sac, L’Harmattan, 2015.
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