J’assiste, tu assistes, nous assistons, jour après jour, au défilé de l’actualité : la petite phrase de l’un ou de l’une, le déplacement d’un autre, l’évènement, celui qui vient de se produire, se rappelle à nous, ou se produira immanquablement. Parfois, aussi, au milieu de tout cela, se glisse un non-évènement.
Un non-évènement ? Mais qu’est-ce donc que cela ?
C’est, dirait monsieur de La Palice, le contraire d’un évènement, de ce qui s’est produit donc, mais là on est dans le non, dans ce qui n’est pas, n’a pas été, ne sera pas. Sauf que bien sûr chaque jour des tas de choses ne se produisent pas et on n’en parle pas, comment pourrait-on d’ailleurs s’arrêter sur tout ce qui ne se produit pas, partout, tout le temps, quand tant de choses se produisent bel et bien. Et pourtant, il arrive que l’on prenne le temps de mentionner un non-évènement, on s’y attarde même, on l’observe, on le soupèse, on le compare à d’autres non-évènements voire même à des évènements.
Le non-évènement est l’évènement qui a failli, ou qui plutôt a manqué à sa mission d’évènement : il aurait dû être évènement, et puis non. Il a raté le coche. Le non-évènement, souvent, est cible de critiques dures, de rancœur, on lui en veut, pour son ratage ou parce qu’il s’est pris pour ce qu’il n’était pas, ou parce qu’il aurait dû être mis sur le devant de la scène et qu’on l’a lâchement planqué. Ainsi Le Point, dans un article du 23 février 2023, nous informe qu’Emmanuel Macron a remis en catimini (rien ne figurait sur l’agenda présidentiel) les insignes de la légion d’honneur à l’Américain Jeff Bezos, 4e (ou 3e selon les sources) fortune mondiale, et cela le 16 février, le jour même où des milliers de manifestants défilaient en France contre la réforme des retraites: « Pour le coup – précise Le Point – voilà un non-évènement dont on aurait pu se passer en pleine crise sur les retraites ». Cette remise de médaille est un évènement, puisqu’elle a bien eu lieu sous l’égide présidentielle, mais c’est un non-évènement parce qu’en réalité, selon Le Point, ce n’est pas important. Mais, tout de même, on s’en serait bien passés. En gros, l’évènement qui n’en est pas un est tout de même bien encombrant, pour un non-évènement s’entend, à moins bien sûr qu’il ne s’agisse au bout du compte d’un véritable évènement, mais sur ce point les avis divergent.
C’est par un non-évènement que s’ouvre le beau livre d’Amandine Dhée sorti au début de cette année, Sortir au Jour (Editions La Contre Allée). Une visite à l’hôpital. Elle est avec son compagnon et son fils, lequel doit subir des examens : « Il était paisible. Il s’est toujours prêté de bonne grâce aux examens médicaux, avec une confiance qui me serre le cœur. (…) Si au moins il pouvait résister et pousser quelques hurlements, il m’offrirait l’occasion de le rassurer, de jouer ma partition de mère protectrice et, ce faisant, me détournerait de ma propre angoisse. Mais sa conduite digne m’oblige à rester stoïque et me laisse me ronger du dedans ».
Le petit est calme, donc. La mère se ronge les sangs : « Voilà, on y est. Au lieu de gambader dans la cour de récré ou de s’efforcer d’obtenir un bon point, qui fait une grande image avec un animal sauvage dessus au bout de dix, mon fils est là ».
Examen. Attente. Examen. Et puis, après une nouvelle attente forcément interminable, le diagnostic tombe : tout est normal.
« Ce non-évènement a été l’une des premières choses que j’ai racontées à Gabriele ».
Parce que les non-évènements nous marquent profondément, nous font réfléchir et servent même occasionnellement de ponts vers les autres.
Gabriele, donc, fait son entrée dans le récit : « Le métier de Gabriele, c’est d’être là quand la catastrophe a eu lieu. Elle travaille avec les morts ». Elle n’a pas toujours fait cela : « Parfois, les gens insistent, mais pourquoi tu fais ça ? (…) Quand je travaillais dans une agence de communication, personne ne me demandait jamais pourquoi. Alors que c’est une vraie question, non ? »
Dans le livre alternent la voix de la narratrice et celle de Gabriele, et, toujours, il est question de la mort, des morts, de la façon dont on les côtoie, des légendes qu’on se raconte à leur propos ou qu’on s’empêche d’interroger (« Pas toucher au permafrost »), des rituels qui nous abritent.
Le livre d’Amandine Dhée parle de la mort, par touches subtiles, l’air de rien, de ce que l’évènement qui jamais n’est qualifié de non-évènement nous inspire, des histoires qui nous aident à tenir debout, parce que voilà, c’est bien de cela qu’il s’agit, au bout du compte, d’histoires, de mots, de voix, de récits qui se poursuivent, envers et malgré tout, parce qu’« ensemble, nous tiendrons tout court ».
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