Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
Jamais génie et folie ne furent si proches voisins que chez Antonin Artaud. Et jamais, dans l’œuvre de ce dernier, la frontière n’est si floue que lorsque la question du sexe y est abordée.
Côté génie, ce poème paru en 1925 dans la revue Le Disque Vert :
La rue sexuelle s’anime
le long des faces mal venues,
les cafés pépiant de crimes
déracinent les avenues.
Des mains de sexe brûlent les poches
et les ventres bouent par-dessous,
toutes les pensées s’entrechoquent,
et les têtes moins que les trous.
Côté folie, mais de peu, ce post-scriptum à une lettre écrite à Picasso en 1947, alors qu’Artaud faisait des allers-retours entre asile et vie civile :
PS : dieu est né d’un retour du moi sur la clavicule chantournée du sexe et c’est de là qu’il s’est dit esprit et non corps et ce n’est pas aux quelques rares hommes qui se pensèrent les ennemis nés de la malice à faire par leur adhésion aux astuces maniérées du sexe, le jeu du fascisme éternel de dieu.
Chez Artaud, le sexe est rarement affaire joyeuse, peut-être parce que sa première expérience sexuelle, en 1914 à l’âge de 17 ans, lui avait valu une dépression carabinée. Quoi qu’il en soit, une de ses toutes dernières œuvres fut un recueil d’une centaine de pages au recto de chacune desquelles il griffonna ces mots : « Mon jonc ! Mon jonc ! Mon jonc !… » etc. , et au verso : « Ton con ! Ton con ! Ton con ! », etc. Cela peut passer pour ce qu’Artaud a écrit de plus gai sur le sexe, mais il faudrait connaître le sous-texte pour en être certain. Est-ce une célébration, ou est-ce au contraire le cri d’horreur d’un homme devenu absolument fou ?
Pour des raisons évidentes, ce texte un tantinet répétitif, qui date de 1947, ne figure pas dans les œuvres complètes publiées par Gallimard. Il semblerait d’ailleurs que le manuscrit ait purement et simplement disparu (nous en présentons ci-contre une reconstitution) ; seul désormais atteste de son existence un échange de lettres entre le poète et la galeriste Colette Allendy, alors que cette dernière espérait pouvoir exposer ces feuilles comme une œuvre graphique. On ne sait quelle réponse donna Artaud.
Il n’est pas illégitime de s’interroger ici sur la valeur d’une telle création. Si la chose refaisait surface, mériterait-elle aujourd’hui d’être encadrée et présentée au public, ou bien faudrait-il la verser au (lourd) dossier médical du poète ? Le plus probable, par les temps qui courent, est qu’elle serait exposée, voire vendue aux enchères. Il s’en trouverait même pour en faire une sorte de manifeste de l’art brut, terme inventé quelques mois auparavant par Jean Dubuffet. Aussi peut-on se réjouir que ce manuscrit se soit volatilisé.
Au chapitre de la sexualité compliquée, nous préférons garder d’Antonin Artaud le souvenir de cette ultime pirouette jetée dans son Van Gogh le suicidé de la société (1947) :
On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel.
Artaud est mort quelques mois plus tard d’un cancer du rectum.
Édouard Launet
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