Soudainement tombé de l’Olympe où il s’était hissé plus vite que le Sphinx au sommet de la roche de Solutré, Jupiter a troqué ses tonitruantes fulgurances pour d’alternatives étincelles, tout juste dignes d’une pile Volta. « Éxilé sur le sol au milieu des huées », nous ne savons trop si ce sont « ses ailes de géant » ou l’obésité de ses chevilles qui « l’empêchent de marcher »… Quoi qu’il en soit, à notre tour de tomber des nues en contemplant le nouveau bestiaire de l’exclusion où désormais « des gens qui ne sont rien » côtoient les « illettrés » d’hier et les « fainéants » d’aujourd’hui, rejoints par la biodiversité intemporelle de ceux « qui foutent le bordel ». Ce sont tous « ces gens-là », comme dirait le Grand Jacques, qui sont mis en scène dans le scénario d’Aurélien Ducoudray, magnifiquement illustré par le dessin d’Anlor, dans À coucher dehors (2 tomes, Grand Angle, Bamboo Édition, 2016-2017). Au travers d’une aventure qui gravite autour de la vie de quelques SDF, le propos concerne peut-être aussi plus largement tous ceux qui n’ont pas forcément l’envie de se payer un « costard », pas plus qu’ils n’avaient, il n’y a pas si longtemps, envie de soigner leur crise de la cinquantaine par l’achat compulsif de montres luxueuses [1].
Amédée, clochard des quais de Seine, apprend un beau jour qu’il vient d’hériter de la maison de sa tante Adélaïde, fraîchement « calanchée », et s’y rend avec « sa famille », c’est-à-dire ses comparses de la cloche que sont Prie-Dieu et La Merguez. Une surprise l’attend alors, car cette famille va devoir s’agrandir : pour pouvoir toucher l’héritage, Amédée doit accepter de prendre en charge Nicolas, l’enfant unique de sa tante, jeune fan de Youri Gagarine dont le rêve est de pouvoir un jour s’envoler vers l’espace, et qui est trisomique. Sur ce thème de la différence, de la maladie mentale et de l’exclusion, nous pourrions craindre une liquéfaction gluante de l’intrigue dans un pathos larmoyant, que parviennent à éviter aussi bien le scénario que le dessin, car, si l’ensemble reste certes pétri de bons sentiments, ce n’est pas cela qui fait l’intérêt véritable de cette BD.
Pleine de rebondissements, l’intrigue est surtout destinée à planter un ensemble de personnages tous plus singuliers les uns que les autres, dont l’interaction est portée par une gouaille et un humour qui permettent d’éviter les poncifs habituels des histoires traitant, de près ou de loin, de l’exclusion. Car le « dehors » mis en scène, dans lequel vivent à des degrés divers l’ensemble de ces exclus, paraît paradoxalement plus riant et festif que le « dedans » des acteurs sociaux les plus traditionnels. Parce que Nicolas, « trisomique mais pas débile » comme il le dit lui-même, a tendance à faire des fugues, mais aussi parce que l’avancée de l’histoire va conduire à chercher un mystérieux personnage, Ducoudray donne à lire une odyssée dans Paris et sa banlieue, où se succèdent les rencontres avec des figures pittoresques et farfelues, qui parviennent toutes à nous surprendre et nous incitent à revenir sur nos a priori. Ainsi, notre appréhension de Clémenceau, l’agent de police qui vient chasser Amédée et ses amis de leur campement de fortune sur les quais, au début du premier tome, se transforme lorsque l’on découvre sa femme, une sympathique obèse ancienne danseuse de Claude François, une « clodette », même si son contrat avec le chanteur ne fut que de dix minutes…
Le langage fleuri d’Amédée confère aux dialogues des accents parfois dignes des répliques de Michel Audiard, accumulant les expressions ou les termes argotiques, comme lors de son concours de « fliconyme », où il s’agit de trouver tous les synonymes de « flic », ou lorsqu’il lance à Clémenceau : « même avec un col pelle à tarte et sautillant comme un cabri, t’as rien d’un lundi au soleil ». La multitude de personnages bigarrés qui émaille le récit du périple d’Amédée pour conserver son héritage constitue tout le sel de cette traversée de Paris, où l’on rencontre Plastic Bernard, un punk à chien sans chien ou « Casquette », un SDF sur le couvre-chef duquel se côtoient des pin’s de l’UMP et de FO. Ou encore Madame Louison, infirmière à domicile qui s’occupait d’Adélaïde, mais qui aurait rêvé d’être apicultrice, admirant l’organisation des abeilles et détestant les « faux-bourdons, des fainéants qui ne font rien dans la ruche » et qui sont comme les « assistés » sociaux qui attendent qu’on les nourrisse.
À défaut de pouvoir partir en apesanteur, Nicolas — souvent affublé d’un costume de cosmonaute [2] qu’il a fabriqué lui-même — voudrait bien pouvoir essayer l’attraction « Le décollage vers l’espace » de l’« Astro Parc », mais celle-ci est déconseillée au « personnes sensibles ». Les formules politiquement correctes montrent ici ce qu’elles sont en réalité, le masque d’un discours d’exclusion qui se formalise par le contournement du « dire » de la chose, et Ducoudray n’hésite pas à mettre en évidence le profond mépris véhiculé par certains propos d’apparence anodins. Ainsi ce chauffeur de taxi qui ne se « moque pas » de la trisomie, parce qu’il « adore ces types-là » : d’ailleurs il y a un « mongolien » dans sa famille, « qui le fait bien rigoler ». Et, s’il les apprécie, c’est parce qu’ils savent faire des choses étonnantes, ce qui le conduit à demander à Amédée « et le vôtre ? Il est pareil ? Il sait faire des trucs ? ».
Cette considération déshumanisée où le malade est réduit à une attraction de foire est le pendant de celle portée par une psychiatrie objectivante, qui traite les personnes comme des sujets d’étude, où l’autorité scientifique se présente comme seule apte à détenir la vérité sur des individus réduits à de simples pathologies. Le passage (tome 2, p. 29-30) dans lequel Nicolas se retrouve dans un hôpital psychiatrique aurait pu être plus développé, bien que la scène soit d’une très grande justesse. Pour ceux qui connaissent la tendance d’une certaine psychiatrie à aborder la maladie sous un angle purement chimique et réduire le soin à la médication, ce moment, où le seul moyen trouvé par les médecins pour empêcher Nicolas de fuguer est de lui donner des médicaments qui « l’engourdissent un peu », prend un sens très fort. De même, la réponse lapidaire du psychiatre à Amédée lorsque ce dernier conteste le traitement — « Excusez-moi, mais vous êtes psychiatre ? » — est révélatrice du souci des « savants » d’interdire toute forme de discours qui ne serait pas celui d’une autorité reconnue, considérée comme seule à même de produire une vérité.
Les lecteurs de Michel Foucault [3] retrouveront en filigrane dans cette BD la manière dont la normation sociale se produit au quotidien, cherchant continuellement à contrecarrer les déviances des individus par la mise en place de processus de normalisation des comportements, afin de rentre tous les hommes « normaux », en vue de produire une société homogène et performante. Que ce soit en ce qui concerne les SDF, ou plus largement les « anormaux » de tous types, les contestations de l’ordre social par la revendication de pratiques de vie marginales sont très bien mises en lumière dans ces deux BD, sans pour autant céder à la tentation malsaine d’une idéalisation conduisant à une apologie de la misère. Le trait juste et dynamique d’Anlor, parfois très creusé et dur, servi par une très belle mise en couleur, vient d’ailleurs parfaitement nous rappeler sans cesse la souffrance réelle des individus vivant des situations d’exclusion, permettant ainsi de comprendre que l’humour d’Amédée et de ses amis n’est qu’une échappatoire face à la détresse profonde de leur vécu.
Notons enfin la trame religieuse qui sous-tend les deux ouvrages, portée par la figure de Prie-Dieu qui, « juif par son père, arabe par sa mère et né à Lourdes », a forgé une religion syncrétique associant les trois monothéismes, auxquels viennent se mêler quelques bouddhistes ainsi que les pratiques vaudoues de La Merguez (qui n’hésite pas à remplacer le sang animal par du ketchup dans ses rituels sacrés)… Cela conduit aussi à la rencontre à la fois drôle et singulière des moines dévoués à Saint Érasme, « protecteur contre les coliques et les troubles intestinaux » [4], dont Prie-Dieu se révèle être le sosie. Accompagnant Amédée dans sa quête, ces reclus sont en effet eux aussi en dehors des normes sociales classiques, car, comme le note Frère Hugues, « vous vivez dans la rue, je ne sors jamais ». Mettant en scène SDF, trisomique, moines ou punks, c’est donc l’ensemble des manières de vivre « anormales » que donne à lire À coucher dehors, sans jamais tomber dans les excès idéalistes ou pathétiques qui menacent toujours le traitement de ce genre de thème.
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