Lucien De Girolamo avait fait un rêve ; il avait rêvé que sainte Rosalie lui disait le résultat du match Italie-Belgique. Elle ne le lui avait pas vraiment dit : c’est lui qui avait eu une vision, la vision de la sainte avec sa couronne de roses sur la tête et, à côté d’elle, trois drapeaux de l’Italie qui claquaient au vent et d’innombrables drapeaux belges qui retombaient tout flasques sur leur hampe. Le lendemain matin, il avait raconté ce rêve à sa femme et Maria l’avait interprété pour lui : ça signifiait que l’Italie allait battre la Belgique par trois buts d’écart. Maria ne s’y entendait pas trop en matière de football, mais les rêves, en revanche, c’était son fort. C’est pourquoi Lucien les lui racontait toujours au matin. Il lui arrivait souvent de rêver, surtout quand elle lui préparait du foie de veau à la vénitienne. Or, la veille au soir du rêve de foot, Maria lui avait justement servi du foie, qui plus est accompagné d’un vin sensationnel que son père lui envoyait de Vénétie. Résultat : une nuit agitée, des cauchemars et quelques rêves.
“Tu es sûre de ton interprétation ?” avait-il encore demandé à sa femme, et elle, sur un ton décidé, avait répondu : “Tout à fait sûre, sainte Rosalie ne ment pas”. Aussi, avait-il cru aveuglément à ce score, car c’est bien connu, quand les papes, les curés et les saints s’expriment, les Italiens sont toujours prêts à croire. Même si, en vérité, il ne restait d’italien à Lucien De Girolamo que le nom, étant donné que sa famille vivait à Charleroi depuis au moins trois générations. Ah non, il avait aussi une épouse italienne : la plus belle femme de la région, selon le jugement unanime des hommes du quartier de Broucheterre, de neuf à nonante ans. Voilà pourquoi Lucien en était on ne peut plus jaloux, il la surveillait constamment et ne la présentait qu’à ses amis les plus proches et les plus fiables. Hervé Grosso était de ceux-là et ce fut justement lui la première personne que Lucien rencontra dans la rue ce matin-là, au lendemain même du rêve. En sortant de chez lui comme d’habitude à sept heures cinquante précises, il faillit se heurter à Hervé. Ils échangèrent quelques politesses, puis Hervé lança brusquement : “Tu penses parier sur les matchs de l’Euro ?”
– Ne m’en parle pas, c’est une vraie torture de ne pas pouvoir le faire !
– Qui t’en empêche ?
– Tu le sais très bien : le fric. J’ai envers toi une dette de 3000 euros, et j’ai une sacrée ardoise auprès de la moitié de Charleroi.
Hervé en fut tout attendri. Empêcher son ami de parier sur le foot au moment de l’Euro, c’était comme emmener un alcoolique dans une cave de Saint-Émilion et l’empêcher de boire. Aussi lui proposa-t-il un petit arrangement: “Parions tous les deux sur le score d’Italie-Belgique”.
– Mais je n’ai pas un rond !
– Eh bien, parions juste un euro.
– Ce n’est pas marrant !
Hervé le surprit alors :
– Tu te rappelles le film Proposition indécente ?
– Non.
– Peu importe, on va faire comme ça : si tu gagnes, j’efface complètement ta dette, si c’est moi qui gagne, tu me laisses passer une nuit avec Maria.
Lucien faillit lui écraser son poing dans la figure.
– C’est bon, Lucien, je plaisantais !
– Tu as intérêt.
Toute la journée, Lucien pensa à cette conversation : au fond, il avait ce rêve en sa faveur, le résultat de ce match lui était déjà très clair, il ne risquait rien, Maria le lui avait dit. Il s’agissait de gagner 3000 euros les doigts dans le nez. Il rumina encore un moment, puis téléphona à son ami :
– Écoute, Hervé, j’ai bien réfléchi : si l’Italie gagne, tu effaces ma dette, si c’est la Belgique, tu couches avec ma femme.
– Et s’ils font match nul ?
– Personne ne gagne.
– Alors, tiens, j’augmente la mise. Parions sur un score précis que je te laisse proposer : si ce résultat se vérifie, j’efface ta dette et même je te file 3000 euros supplémentaires ; pour tout autre résultat, je passe la nuit avec Maria ; je parle de la nuit même du match, aucun retard de paiement, cette fois.
Lucien De Girolamo repensa à son rêve, aux trois drapeaux italiens qui flottaient au vent, puis, en un éclair, il essaya de visualiser cent vingt billets de 50 euros, ce qui aida grandement à la décision :
– D’accord. Mais ne parions pas sur un score précis, parions sur l’écart : l’Italie va gagner par trois buts d’écart.
– Affaire conclue.
Le soir du match, Lucien s’installa devant son téléviseur à vingt heures, se fit servir un plateau-repas et s’étonna de voir que Maria elle aussi prenait place à côté de lui, elle qui, d’ordinaire, ne s’intéressait vraiment pas au foot. Il regarda sa femme, splendide, et fut saisi d’un léger malaise : n’avait-il pas exagéré ? Trois buts d’écart ? Il faudrait un véritable miracle pour pouvoir rafler ces 6000 euros. Il se traita d’imbécile, de malade : les probabilités de se retrouver cocu ce soir même étaient très fortes. Mais le miracle n’avait-il pas déjà eu lieu ? Le rêve de sainte Rosalie parlait très clairement. Cela le réconforta et, au coup de sifflet initial, il lui semblait déjà pouvoir compter les billets.
Il lui suffit de voir les premières passes de la Squadra azzura pour se rendre compte qu’il avait peut-être placé trop de confiance en sainte Rosalie. À la première attaque de la Belgique, il eut l’impression de voir Maria se déshabiller devant son ami Hervé.
À la dixième minute, sur le tir de Nainggolan, un arrêt de Buffon lui évita de penser aux mains d’Hervé sur les fesses de sa femme, et quelques instants plus tard, vers la demi-heure de jeu, Pellé, en mettant de peu la balle sur la gauche du gardien belge, lui donna d’excellentes raisons de croire en son rêve de bon augure. Une minute s’écoula et la confirmation arriva : il revit sainte Rosalie, mais cette fois avec les traits fins de Giaccherini qui, servi à la perfection par Bonucci, envoyait la balle dans les cages d’un tir mortel du droit.
Il passa la mi-temps à penser à ce qu’il ferait après la victoire : quelques dettes réglées, un nouveau portable pour lui et, pourquoi pas, un petit cadeau pour Maria, au fond c’était elle qui avait interprété son rêve. La même Maria, à la reprise, prit place de nouveau dans le canapé, mais il ne la vit pas : il y avait encore deux buts à marquer !
À la cinquante-deuxième minute, il faillit faire un infarctus : ce crétin de Darmian avait perdu le ballon et Lukaku, grand comme une montagne, s’était retrouvé seul devant Buffon. Tir, Buffon est battu, mais… Mais la balle frôle l’angle de la lucarne et termine hors du cadre ! Durant les quelques secondes où il avait suivi la trajectoire du ballon, il avait déjà vu Maria nue, et Hervé qui l’embrassait…
Temps écoulé, trois minutes de jeu supplémentaires : Lucien se sentait défaillir. Action de l’Italie, passe à Pellé, reprise de volée et… But ! But ! But ! L’Italie mène 2 à 0.
Mais qu’est-ce que tu fais, l’arbitre ? Pourquoi tu ne fais pas continuer le match ? Il faut gagner par 3 à 0, tu as compris ? 3 à 0 ! Les drapeaux l’ont dit !
Mais l’arbitre ne comprit rien, et le match se conclut là : Italie 2, Belgique 0.
Maria, au coup de sifflet final, exulta comme une tifosa acharnée et se tourna vers son mari qui la regardait d’un air lugubre :
– Eh bien, quoi, Lucien, pourquoi fais-tu cette tronche : l’Italie a gagné, c’est bien ce que tu voulais, non ?
– Tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre : il fallait qu’on gagne par trois buts d’écart, comme l’avait indiqué sainte Rosalie dans mon rêve. Là, c’est la cata.
Et, honteux de se sentir le plus ignoble des hommes, il lui parla de son pari avec Hervé.
Elle le laissa parler, immobile, médusée puis, lorsqu’elle le vit sangloter et se prendre la tête dans les mains, elle se leva du canapé et se dirigea vers la chambre.
– Où vas-tu ?
– Tu m’as dit qu’il fallait payer ta dette ce soir même. Mais toi, reste là, je ne veux pas que tu souffres de me voir me préparer.
Sur ce, elle referma la porte derrière elle.
Elle se dévêtit, mit des dessous de dentelle noire, des bas noirs, avec la couture, une jupe courte et un chemisier blanc très décolleté. Elle était prête. Avant de sortir de la chambre, elle ouvrit l’armoire du côté où elle rangeait ses vêtements et, au fond, elle prit une feuille de papier et la déchira en petits morceaux. C’était la feuille sur laquelle, quelques semaines auparavant, avec l’imprimante laser du bureau, elle avait tiré l’image de sainte Rosalie aux drapeaux. C’était Hervé qui l’avait conçue grâce à Photoshop. Placée sur la table de nuit de Lucien et éclairée par les leds bleus du réveil, cette image évoquait vraiment une vision onirique, de celles que Lucien avait souvent après avoir mangé son foie de veau à la vénitienne.
Elle sortit de la chambre, son mari l’attendait debout, le téléphone à la main :
– J’ai appelé Hervé, il sera en bas dans deux minutes. Je suis désolé pour tout ça, j’ai été un parfait imbécile.
Maria lui caressa la joue : “Ne sois pas abattu, mon amour, tu es fait comme ça, tu ne sais pas résister aux paris. Moi, je t’aime quand même et c’est justement pour ça que je me sacrifie pour toi”.
Il la serra contre lui : “Je ne te mérite pas. Tu es la femme la plus dévouée au monde. Je te promets que je ne parierai plus, plus jamais”.
Elle sourit en elle-même : elle savait ce que valaient les promesses de son mari, et l’Euro… était encore long !
Alessandro Perissinotto
traduit de l’italien par Patrick Vighetti
Alessandro Perissinotto est un romancier et un universitaire italien. Auteur de polars traduits et publiés à la Série Noire et en Folio Policier (À mon juge, La dernière nuit blanche, La chanson de Colombano, Train 8017…) et de romans encore inédits en français. En Italie, il fait partie de l’équipe nationale de football des écrivains.
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