L’écrivain américain James Graham évoque pour délibéré quelques souvenirs de son ami Bob Parent (1923–1987), un des grands photographes du jazz.
Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, Bob Parent était penché sur une table à dessin, les doigts posés sur la maquette d’une page destinée au dernier numéro d’un des journaux underground new-yorkais encore florissant. Sorties papier, ciseaux, bombe de colle et aérographe étaient à l’époque les outils de rigueur. Les articles de certains magazines paraissaient à l’envers, collés du mauvais côté, mais pas quand Bob était impliqué. La plupart des journaux étaient aussi anarchiques qu’une rave punk, remplis de dénonciations de telle ou telle figure en vue tandis que les derniers groupes musicaux étaient traités avec des panégyriques à faire rougir Jésus. Parent était plus âgé, silhouette trapue qui s’appuyait de temps en temps sur les tables, parlant comme un vieil oncle sage à la voix rauque. J’étais intrigué. Difficile de deviner qui est quelqu’un au premier regard.
À la fin des années 80, le jazz fusion était plus froid que des vieilles pâtes au frigo. Le jazz n’était plus à la mode. Les habitants du Lower East Side écoutaient de la New Wave minimaliste, Talking Heads ou même Nina Hagen, Klaus Nomi. Je revenais d’un long séjour en Amérique latine, plein de passion pour cette musique, au moment même où David Byrne lançait son label Luaka Bop. Mais j’avais un secret : je m’y connaissais en jazz, pas exactement par accident ou en raison d’une écoute précoce, bien que les deux aient joué un rôle. Cela remontait à plus de dix ans lorsque j’étais un gamin effronté qui traînait sa sœur de dix ans plus âgée jusque dans la cuisine d’un club de jazz de Boston où, n’ayant rien de mieux à faire que de rester là avec l’air stupide, je travaillais comme grouillot, rencontrant ainsi, parmi beaucoup d’autres, Elvin Jones et Charles Mingus. J’écoutais et me liais d’amitié avec les musiciens qui, lorsqu’ils ne jouaient pas, passaient leur temps à faire des blagues sur ce jeune de quinze ans aux cheveux longs qui ne connaissait rien à rien. Jusqu’alors, mon CV en matière de jazz se résumait à Coltrane et Compared to What écoutés au lycée, plus la batterie de quelques groupes qui n’avaient jamais donné de concert.
Je n’ai aucune idée de la façon dont la conversation s’est engagée entre nous; probablement au cours d’une dispute parce qu’un truc que j’avais écrit apparaissait à l’envers au bas de la page 29… Il fallait se battre alors pour obtenir quelques centimètres de colonne, et personne ne voulait se retrouver enterré au fond d’une page. L’humeur de Bob a changé lorsqu’on s’est mis à parler de jazz. J’avais peut-être mentionné que Don Cherry était en ville et qu’on se fréquentait. Il connaissait Don lui aussi. Qui ne le connaissait pas ? Mais quand même … Alors avec son accent grinçant de Boston, il a commencé à parler d’un concert au Five Spot quelques années auparavant. Je savais ce qu’était le Five Spot et ce qu’il était devenu, c’est tout. Une éducation rapide s’en est suivie. Bob m’a remis à niveau juste au moment où j’étais fatigué de danser sur la dernière sensation pop.
S’ensuivirent des visites à son loft sur Pearl Street, un petit bout de rue de Manhattan proche du quartier financier, monde bohème à part dans l’immeuble où John Cage avait vécu un jour. Le loft de Bob était situé juste en dessous de celui d’une artiste performer un peu boudeuse qui restait assise là, l’air fascinée. C’était suffisant pour moi; j’en suis tombé amoureux rapidement et violemment. Puisque j’étais installé en haut maintenant de façon presque régulière, pourquoi ne pas rendre visite à Bob en bas pour prendre un peu d’air frais? Son loft était en désordre, son chaos de cactus et de planches-contact s’étalait dans une splendeur désordonnée. Si Bob savait sur quoi il était assis, il ne le laissait pas paraître. Des images emblématiques? Des captures précieuses et irremplaçables de nuits légendaires disparues depuis longtemps? Le marché de la photographie haut de gamme était en plein essor. Qui était-ce sur cette photo? Nous avions tous les deux une excellente mémoire des visages, et nous nous battions pour dire qui était qui. Je me suis peu à peu rendu compte que Bob avait pris certaines des images les plus célèbres de l’histoire du jazz et qu’il avait été un pionnier de la photographie sur le vif avec des appareils artisanaux, alternative aux flashs aveuglants encore utilisés après la Seconde Guerre mondiale. Ami de Mingus et d’Ellington, il avait travaillé pour le premier pour les labels Debut et Jazz Workshop, dont les pochettes sont aujourd’hui des objets de collection.
Bob était présent à l’Open Door de Greenwich Village un certain 14 septembre 1953, lorsque trois hommes, inconnus du grand public, ont été rejoints par une figure ombrageuse et hantée, un homme qui ne pouvait pas jouer légalement parce que sa carte de cabaret avait été révoquée. Ils sont tous des légendes aujourd’hui, mais à l’époque, c’est par un heureux hasard qu’un certain Charlie Parker est venu rejoindre au club Thelonious Monk, Charles Mingus et Roy Haynes. Monk était-il prévenu, ou Parker se promenait-il simplement, déterminé à se pointer quelque part? Plus tard dans les années 50, la carte de Monk a été suspendue elle aussi, punition cruelle pour des musiciens qui n’avaient plus dès lors de gagne-pain. En tout cas, Parent se promenait par là, probablement avec son appareil photo grand format, les pieds en bois du trépied à l’épaule, artisan à louer, vagabond errant dans les rues bondées de clubs pour prendre autant d’images que la pellicule dans sa poche pouvait en contenir.
Les images de Bird (surnom de Parker) prises par Parent sont des choses à part, elles brisent la distance esthétique discrète qui était son fonds de commerce. L’humble artisan qui composait ses sujets dans un cadre propre et méticuleux se trouvait avalé tout entier par cette figure gigantesque, dieu de pierre dans le temple du son. Parent admirait les musiciens mais il n’en était pas un. Il était branché sur la mystique mais en dehors de celle-ci, il restait un créateur d’icônes pour la grande église du jazz. Sa célèbre photo de Lester Young est instructive: Prez est assis sur une chaise dans l’herbe, sans personne autour de lui, figure solitaire et menaçante. L’image est poétique, obsédante – et respectueuse. Parent gardait ses distances. Le Bird de Parent à l’Open Door entre dans l’image de la même façon qu’il est entré dans le club, comme un colosse.
Parent était venu New York depuis Boston dans les années d’après-guerre, encouragé par son ami d’enfance Nat Hentoff, l’écrivain de jazz (quelqu’un que nous lisions chaque semaine dans The Voice, seulement pour le rejeter comme ringard). La famille canadienne-française de Parent s’était installée à Boston et dans les environs, comme tant d’autres (comme celle de Kerouac) après la Retirada de Québec en 1848. Au début des années 60, son travail prend de l’ampleur, suivant le mouvement des droits civiques à New York, photographiant le Che à l’ONU et étant invité à la Marche des droits civiques à Washington en 1963. Sa couverture pour Our Bodies, Ourselves (un des premiers grands manifestes féministes) est une des icônes du mouvement. C’est vraiment un crime qu’il n’y ait pas d’édition européenne et encore moins française de son œuvre.
Je me souviens des semaines passées, après la mort de Bob, à ouvrir des boîtes poussiéreuses et à éplucher des tas d’images avec son neveu Dale. 200.000 photos parfois non triées: James Baldwin à la machine à écrire ici, Malcolm X là, un groupe de jazz traditionnel dans un club dans les années 40, et puis, hop! Ellington qui se détend chez lui. Ma trouvaille préférée fut une planche-contact du Lincoln Memorial le jour de la marche des droits civiques lors de laquelle King a prononcé son célèbre discours. On y voit, derrière un pied de projecteur, une foule d’hommes politiques bien habillés. Et qui passe par là? Une Joan Baez pieds nus en compagnie de son petit ami, un jeune poète qui chanterait Pawn In Their Game un peu plus tard lors de l’événement (Bob Dylan). Une partie de la planche-contact avait disparu, grignotée par un chat ou une souris. Les négatifs n’ont jamais été tirés.
James Graham
(traduction Edouard Launet)
0 commentaires